Aqui... le dites vous ?


François Chevalier

AQUI... le dites-vous ?


En 1976, après quelques années au service en langue française de la BBC, François Chevalier découvre Radio-Andorre. Il ira de surprise en surprise.

Il ne sait pas que Radio Andorre n'a plus que quelques années à vivre. C'est l'été, il fait beau, le regard est résolument optimiste, un brin naïf, et tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil.

Pourtant, avec le recul, les autres animateurs qui ont lu ce texte un quart de siècle plus tard y ont retrouvé l'ambiance déjantée qui régnait sur cette station pas comme les autres.



Table des matières


  1. Confucius et le téléphone
  2. Une boîte à musique bien remplie ce matin...
  3. Cé n'est pas dou trabail !
  4. Paralysé par le trac
  5.  ...parce qu'on était contents de les avoir rencontrés
  6. On n'y bronzait pas mal,je vous remercie...
  7. Je ne recommencerai plus, je vous le promets
  8. Contact, contact, contact
  9. Cambronne déguisé en Bernadette Soubirous
  10. Pour arrondir vos fins de mois
  11. Pardon madame
  12. Au milieu de sa phrase avec une patte en l'air
  13. Sales gosses !
  14. D'épais sapins en ombragent les alentours
  15. Michel n'avait pas de grand-mère dans l'édition musicale
  16. Comment défaillir sans réellement essayer
  17. Thierry, téléphone !
  18. Nous prenons notre plus belle plume
  19. Pas sérieux, mais de qui tenir
  20. La graisse et le collier (rhapsodie finale)


Radio Andorre



Chant premier

Confucius et le téléphone

.

Croyez-vous aux miracles, vous ? Moi, J'y crois ; depuis l'été dernier. Car être engagé comme animateur à Radio Andorre en quatre jours, sur un coup de téléphone et une cassette, si vous n'appelez pas ça un miracle, qu'est-ce qu'il vous faut ?

Reprenons calmement les faits : il y a au départ de toute l'histoire un cas somme toute banal d'intoxication et de manque.

Quand on a pris l'habitude de parler devant un micro et d'essayer de le faire sourire - car lorsque le micro sourit, c'est que le cher-auditeur n'est pas triste - on ne peut pas s'en passer impunément. J'aime bien la B.B.C., mais les studios n'y sont guère ensoleillés ; alors j'avais décidé de lâcher l'Angleterre pour un peu de vacances et de ciel bleu. Vacances ? A d'autres ! Au bout d'une semaine même pas, c'était le manque, ni plus ni moins. Il me fallait un studio, sinon je risquais la neurasthénie, la névrose, la mort ou même l'ennui. Mais en y réfléchissant bien, ce n'était pas chose facile : en Angleterre, il y a une bonne quarantaine de stations de radio ; en France, elles sont beaucoup moins nombreuses. Et puis allez donc dénicher un bout d'antenne au mois de juillet, alors que les grilles d'été sont préparées depuis février !

C'est justement là que le miracle s'est produit, juste au bon moment, bien à sa place, un bon bougre de miracle connaissant admirablement son affaire, un miracle de métier, un bon artisan qui possédait toutes les ficelles et qui savait ce que miraculer veut dire. Suivez bien le raisonnement : je voulais du soleil et de l'air pur.

Air pur = montagne.

Soleil = midi.

Midi + montagne = Pyrénées.

Pyrénées + radio = Radio Andorre.

C'est aussi simple que cela. Sur quoi je décroche mon téléphone et j'appelle Radio Andorre.

« Allô, Radio Andorre ? Bonjour. Je suis animateur et je voudrais bien...

- Ne quittez pas. »

Chuchotements. Une main se pose sur le téléphone, à l'autre bout. Conversation étouffée. Que se passe-t-il ?

« Allô, monsieur Chevalier ? Gilles Marquet, directeur général à l'appareil. »

Je m'étrangle un bon coup. Si ce monsieur n'enchaîne pas tout de suite, je ne pourrai lui faire entendre qu'un informe bafouillis, et pour un candidat animateur, cela ferait très mauvais effet dans le paysage. Heureusement, il enchaîne, je respire.

« Justement, j'ai un animateur qui doit s'absenter pendant quelques mois, et je lui cherche un remplaçant... » Cher Jean-Paul ! Maintenant que je le connais, je sais par expérience que c'est quelqu'un de très bien, mais je dois dire que dès cet instant précis, il m'était déjà fort sympathique !

« Nous sommes aujourd'hui vendredi, envoyez-moi une cassette de ce que vous pouvez faire. Je vois un autre candidat demain : s'il ne fait pas l'affaire et que votre cassette me plaise, je vous rappelle lundi. » Le bruit sec que vous avez pu entendre à ce moment, Monsieur le Directeur, n'était que le tuyau de ma pipe favorite se brisant net entre mes dents.

Confucius disait, dans son infinie sagesse : « Si vous voulez que votre téléphone sonne, prenez une douche, il sonnera. » Cela n'a pas manqué : le lundi, j'étais en train d'essayer de remonter ma douche en dos crawlé, sport délicat entre tous, lorsque la sonnerie retentit, persistante. Quelques jurons étouffés. Je décroche, prêt à mordre. « Allô ! Ah pardon... c'est vous... bonjour monsieur... Alooors ? »

Alors c'était oui. Il avait écouté ma cassette avec une conscience professionnelle rare - « Permettez-moi cher ami de vous signaler en passant que la qualité technique de votre enregistrement était assez infâme... » - était intéressé, et souhaitait me voir dans le courant de la semaine, de manière que je puisse commencer dans les premiers jours de juillet.

Le travail ? Il comprendrait une reprise et une création : il s'agissait d'abord de prendre la suite de Jean-Paul pour présenter, entre midi et deux heures, le Magazine des pays d'oc, pas un journal, un magazine, très aéré, très détendu, à l'image de la station, ainsi que j'allais bientôt le découvrir. Et puis une création, La parole aux estivants : tous les après-midi, il s'agissait de bavarder, là encore dans la décontraction la plus totale, avec les estivants venus visiter la station, de les faire parler de leur région, de leur métier, de leurs vacances, histoire de rencontrer des gens intéressants et d'apprendre un peu comment vivent les autres.

Vu de loin, tout cela paraissait bien amusant, mais quand j'y repense, je m'aperçois que ce que j'ai pu me figurer avant de partir n'avait rien, mais alors rien de commun avec ce qui s'est passé en réalité, parce que ces émissions ont été encore cent fois plus passionnantes et heureuses que je ne me les étais imaginées. Alors, comment voulez-vous que je ne croie pas aux miracles ?


Gilles Marquet
Monsieur le Directeur général

| retour sommaire |




Chant 2

Une boîte à musique

bien remplie ce matin...

.

Samedi, six heures du matin. L'autoradio souchonne « Chsuis bidon ». Les rues de Toulouse sont désertes, ça roule bien, la journée s'annonce splendide, et dans quelques heures, je serai en Principauté. Hier j'ai rencontré Monsieur-le-Directeur-Général qui m'a longuement parlé de la station, depuis les origines jusqu'aux projets d'avenir ; nous avons discuté des émissions et mis au point les programmes : ça devrait coller. La vie est belle. Tiens, je devrais peut-être m'abstenir de chanter à tue-tête, tout seul dans ma voiture, au moins en traversant les agglomérations : la dame en noir avec son lait a l'air scandalisée. Tant pis.

« Vous écoutez Radio Andorre sur 428 m, ondes moyennes, il est sept heures. » Tout en négociant quelques virages bien pyrénéens, j'essaie de reconstituer ce que fait le futur confrère qui a l'antenne en ce moment. Il va terminer son message publicitaire ; un signe imperceptible au technicien : disque suivant. Annonce sur l'intro dans les règles de l'art. La lampe rouge s'éteint. Il doit noter sur sa feuille de route l'heure exacte de passage de sa pube pendant que son technicien est en train de caler le disque suivant. A quoi le studio peut-il bien ressembler ? Petit ? peint en orange ? avec ou sans fenêtres ? On verra bien...

Frontière andorrane - « Bonjour-douanier-non-rien-à-déclarer-merci » -, le col, descente sur la vallée. Dire que j'avais onze ans la dernière fois que je suis allé en Andorre. Ca a dû bien changer depuis. En tous cas, le paysage est splendide, et le temps aussi. Si cela dure pendant tout l'été, ce sera fabuleux.

Encamp. Tiens, c'est là, sur ma gauche, le célèbre bâtiment de Radio Andorre, celui des cartes postales, avec son clocheton et ses fenêtres en plein cintre, en beau style catalan. Décidément, je l'aime toujours autant, cette chère vieille chose, peut-être parce qu'on ne dirait jamais une station de radio, ce qui, d'un point de vue purement esthétique est plutôt un compliment, peut-être aussi parce qu'avec son architecture traditionnelle, il ne choque absolument pas dans ce paysage montagnard. De toute façon, je sens que je vais me plaire ici. Je frappe à un lourde porte de bois, réveillant des échos de cathédrale. Une tête apparaît à la fenêtre du premier : « Ah non monsieur, ici, c'est l'émetteur. Les studios sont plus loin, à Andorre même. Vous continuez tout droit, et vous prenez à droite après le pont. - Merci Madame. » La pauvre, elle doit passer ses journées à remettre dans le droit chemin les touristes égarés et les animateurs distraits. C'est la vie. Je remonte en voiture avec un soupir : il est temps que j'arrive, je commence à avoir des fourmis dans le gros orteil gauche, ce qui est un signe certain d'impatience chez de nombreux sujets.

« Il est neuf heures. Joëlle. Bonjour, nous sommes ensemble jusqu'à dix heures et demie. » Mmmm ! quelle voix a cette enfant-là ! Dire que dans dix minutes, je serai en face de cette créature de rêve, celle-là même qui me vante en ce moment d'une voix caressante les mérites du shampooing Chose. « Une boîte à musique bien remplie ce matin... » Voyons, elle doit être brune, grande et maigre, et un brin seizième dans sa façon de s'habiller. Ca se sent dans une voix, ces choses-là. On va bien voir : voici le pont à droite... studios... encore un raidillon à monter. Cette fois, ça y est.

Surprise, ce n'est pas une station, c'est une maison, une vraie, avec quatre murs et un toit, et une cheminée sur le toit. On domine la vallée depuis une grande terrasse, il y a des portes-fenêtres partout, c'est une maison qui vit, une maison qui respire. Le studio est immense, tout blanc. Il donne sur la terrasse par trois portes-fenêtres largement ouvertes, et il est inondé de soleil. Je crois rêver. Et puis Joëlle est là : zut, elle est blonde, elle porte des jeans et un T-shirt, et elle n'est ni grande ni maigre. Bravo le flair ! La prochaine fois, on essaiera de faire mieux.

Je me présente ; on m'attendait. Elle m'offre un siège, annonce un disque, se tourne vers la terrasse : « Tiens, salut Albert ». Elle a l'air tellement contente de le voir, cet Albert, que je me retourne aussi, et ne vois rien qu'un lézard gris qui vient d'entrer dans le studio, tourne en rond sur le tapis et s'aplatit dans une flaque de soleil, béat. « C'est un habitué, m'explique-t-on, il vient ici tous les jours, sauf quand il pleut, naturellement. Si ta tête lui revient, il te rendra sans doute visite pendant ton magazine. En ce moment, il fait la tête à Jean-Paul parce qu'ils se sont un peu disputés la semaine dernière. Il est terriblement susceptible, Albert. » Je recueille l'information avec un étonnement visible. Joëlle éclate de rire.

Décidément, c'est une drôle de station. Quand on a connu l'énorme machine d'une radio internationale où, pour lever le petit doigt, il faut faire une demande écrite en cinq exemplaires, cela vous fait un curieux effet de voir vivre cette maison-ci le week-end, sans personnel administratif, entièrement livrée à une fille et quatre garçons avec quelques opérateurs. La station est à eux, pour jouer avec, pour vous faire entendre de la musique et vous tenir compagnie. C'est une des choses étonnantes du métier d'animateur : on est en tête-à-tête avec tout le monde, avec le boulanger et avec la fermière, avec le campeur et l'industriel, l'artisan et l'écolière, des gens très différents... et on s'entend très bien tout de même. C'est extraordinaire, non ? Remarquez que pour y arriver, il faut d'abord être heureux à la station, et à première vue, devant cette maison ouverte aux gens et au soleil, avec cette farfelue de charme qui prenait un malin plaisir à être le contraire de ce que j'imaginais, ce technicien hilare derrière sa vitre, l'été ne s'annonçait pas mal.

« Tu verras, ce n'est pas triste ici. Les animateurs ont entre dix-neuf et vingt-deux ans, et on n'a pas le temps de s'embêter. Ils ne vont pas tarder à arriver ; ils passeront forcément par le studio, je te présenterai. » Singulier établissement ! Ailleurs, le studio est le saint des saints, on n'y entre pas sans motif-de-service, et plus il est caché et difficile d'accès, mieux c'est. Ici, le studio est largement ouvert et c'est par là que les animateurs passent pour entrer ou sortir de la maison. Il y a pourtant un hall d'entrée, un vrai, sérieux et tout, avec des meubles catalans parce qu'on se respecte, il y a même un mini-musée de la station, mais non, c'est par le studio qu'on passe, on papote un instant avec le confrère de service, on lui glisse un ou deux gags dans son émission, en le prévenant ou sans prévenir, et l'on monte travailler.

En attendant, je reste avec Albert, Joëlle et Richard, son technicien, qui fait crachoter l'interphone à mon intention en guise de salut, et décapsule posément son coca avec une bobine de magnétophone. L'émission se déroule paisiblement. « Le petit train des vacances... Chaque jour un pays... chaque jour une recette...

- Poil aux chaussettes », ajoute finement un moustachu (au poil plus bref que le mien, cela va sans dire) qui vient d'entrer. « Salut ma vieille, bonjour monsieur. Moi, c'est Jean-Paul. » C'est mon futur prédécesseur. Il m'annonce son départ pour lundi après son émission : mardi matin, je commence. Pourvu que je ne déplaise pas à Albert !

Jean-Paul Mari
Jean-Paul Mari


| retour sommaire |




Chant 3

Cé n'est pas dou trabail !

.

Au fait, il faudrait peut-être que tu me présentes au programmateur du Magazine, que je sache un peu quel genre de musique il a l'intention de passer. » Jean-Paul me fait un grand sourire pour publicité de crème à raser : « C'est que, tu vois, il va bientôt changer, alors ce n'est peut-être pas la peine ; à partir de mardi, c'est un nommé François Chevalier.

- Mamma mia ! Mais je n'ai jamais fait de programmation, moi... Attention, c'est que ça ne s'improvise pas, ces choses-là, hé ho, pas de blagues... » Ici intervient une triste vérification d'une loi scientifique qui m'est personnelle : ce sont toujours les désarrois les plus profonds qui provoquent la plus franche gaieté chez mes interlocuteurs ; c'est une tare chez moi : je suis le spécialiste de l'affolement hilarant, l'effaré qui fait rire, le rigolo de la panique. Quand mon estomac à moi se serre, la rate des autres se dilate. Et, naturellement Jean-Paul, au lieu de verser un pleur sur mon sort douloureux, se tient les côtes de rire, puis se met enfin en devoir de me rassurer : il me donnera des tuyaux, m'indiquera quelques règles simples pour bâtir un bon programme, et-puis-non-mais-c'est-vrai-enfin-quoi, entre ses propres goûts et le courrier des auditeurs, on arrive toujours à mitonner quelque chose qui tienne.

A moitié convaincu, je recueille ensuite les détails pratiques : « Tu marches par quart d'heure, en comptant cinq disques pour le premier, quatre pour le second, cinq pour troisième, quatre pour le quatrième, et ainsi de suite. En gros, compte tenu des pubes et de la durée variable des disques, tu dois retomber sur tes pieds. La brune du bureau d'à côté avec une queue de cheval, c'est Olga. C'est elle qui viendra te tanner si tu ne donnes pas tes programmes une semaine à l'avance. Faut pas lui en vouloir, c'est son boulot, et au fond, c'est une chouette fille, tu verras. Celle avec qui tu auras le plus de pépins au début, c'est Montserrat, qui s'occupe de la publicité : chaque fois que tu lis une pube à l'antenne, ou chaque fois que passe un spot enregistré, tu trouves dans ton dossier d'émission un justificatif, sur lequel il faut mettre la date, l'heure exacte de passage, et ta signature. Je te préviens tout de suite, comme il faut penser à trois cents choses différentes pendant l'émission, tu vas régulièrement remonter des justificatifs incomplets, et Montsé te tombera sur le râble le lendemain. Te voilà au courant. » Encourageant, non ? J'esquisse un sourire pâlot en direction de Montsé qui passe dans le couloir ; elle me renvoie un « Bonjour ! » à lézarder les murs et disparaît majestueusement.

Je l'avoue à ma grande honte, les prédictions de Jean-Paul se sont réalisées point par point. Pendant trois bonnes semaines, le matin en arrivant, je me suis fait régulièrement épingler par la tendre créature : « Frrrançois ! Il y a encore quatré iousticatifs qui né sont pas signés. Cé n'est pas dou trabail, ça. Moi, yé n'ai pas qué ça à faire dé vérifier toutés les poublicités tous les iours parcé qué vous né faites pas votre boulot ! » Pauvre Montserrat ! Nous sommes maintenant les meilleurs amis du monde, mais que nos débuts ont été difficiles ! Pourtant, lorsque par la suite j'ai vu arriver un nouveau, je dois dire que ce n'est pas sans un certain plaisir que j'ai entendu trembler la cloison du bureau voisin à la santé du bizuth : « A votre âge, vous savez liré l'heure, non ? Alors pourquoi elle n'est pas sour cé ioustificatif, hé ? »

Vous qui avez de l'oreille, vous avez entendu que la dame est d'origine espagnole, et qu'elle a conservé un peu d'accent ; ce n'était pas pour me déplaire, car s'il est vrai que les Français aiment l'exotisme, votre serviteur n'a jamais pu résister au charme d'une pointe d'accent, qu'il soit régional ou étranger. A condition cependant qu'elle se limite à l'oral. Car un jour...

Pendant le Magazine des pays d'oc, il y a, comme chacun sait, un bulletin météo à midi quinze. Ce bulletin, téléphoné à la station par les spécialistes, est transcrit par une secrétaire, qui le descend au studio aux alentours de midi quatorze minutes et cinquante-huit secondes. Un jour donc, en l'absence de la secrétaire habituelle, c'est la petite Marie qui a tapé le texte. Marie est toute jeune, adorable et espagnole, mais elle garde son accent même quand elle écrit ; si bien que je me suis retrouvé devant un papier bleu portant ces mots : « Boulletin météo transmis par la station de Toulouse-Blagnac : après dissipation des bancs de broume, persistance des formations nouageuses, etc. » Les fous-rires à l'antenne sont monnaie courante, et nombreux sont les visiteurs qui m'ont dit : « Nous sommes venus voir comment ça se passe chez vous, parce que quand on vous écoute, on sent vraiment que vous vous amusez bien, et nous aussi par la même occasion. » C'est vrai. Mais un bulletin météo, c'est une chose sérieuse. C'est important pour beaucoup de gens. Si un auditeur entend mal le titre d'un disque quand l'animateur a la glotte en huit parce qu'un de ses petits camarades vient de déposer délicatement sur la table du studio un adorable petit chien qui fait pipi sur les « ioustificatifs » (Je vous cite le cas à titre d'exemple parce qu'on m'a fait le coup), ce n'est pas d'une importance capitale. Mais si un agriculteur perd une partie de sa récolte parce qu'il a mal compris le bulletin météo, c'est nettement plus ennuyeux. Alors, Marie, je l'ai lu d'un bout à l'autre, ton boulletin, d'une voix un peu changée, mais qui se voulait claire, et je peux te dire maintenant qu'un rire rentré, ça ankylose le pharynx, ça coince le sternum, ça opprime les côtes, ça pèse sur le diaphragme, ça provoque de l'hyperacidité gastrique, de la vasoconstriction méningée et du blocage rénal, sans préjudice des troubles divers qui interviennent lorsqu'on peut enfin s'offrir un grand spasme du zygomatique et donner libre cours à son hilarité.

grille

| retour sommaire |



Chant 4

Paralysé par le trac

.

M'enfin ? Est-ce que les opérateurs se mettent à faire du micro, maintenant ? Y a-t-il un animateur malade qui se fait remplacer par un technicien ? Car enfin, ce type qui tripotait les manettes au contrôle, tout à l'heure, pendant l'émission de Lionel, le voilà qui se prépare à présenter Medley à la place de... voyons... - rapide coup d'oeil au programme - Thierry Lugué, c'est ça... je l'ai entendu l'autre soir sur la route avant d'arriver à Toulouse.

Je pose la question à Lionel, venu en cabine récupérer les disques de son émission pour les remettre en discothèque, et Lionel éclate de rire (encore un !) : « Mais non, pas du tout, c'est bien Thierry. Seulement, ça arrive un peu à tous les animateurs ici d'aller à la console, histoire de s'amuser un peu. Ca permet aux opérateurs d'aller faire un petit tour, et puis, quand on aime la radio, tu sais, on l'aime des deux côtés de la vitre, côté studio aussi bien que côté cabine. »

Il avait raison, Lionel. Combien de fois, par la suite, ai-je expulsé de son siège Raymond, Andrès, Marc ou Richard (Francis, lui, ne se faisait pas prier : il lavait sa voiture trois fois par semaine dans la cour de la station et en cours d'émission), pour le plaisir de manipuler les boutons, les platines et les magnétophones, plaisir d'autant plus grand d'ailleurs que c'était une activité formellement interdite aux animateurs par le règlement intérieur de la maison.

Pour le moment, je prépare fiévreusement les prochaines éditions du Magazine des pays d'oc. Les programmes de disques sont établis pour la semaine et j'ai pris contact avec nos correspondants régionaux, Robert Marcet à Toulouse, René Hervé à Biarritz, Jean-Pierre Alaux à Cahors, Claude Ferran à Albi, pour mettre au point les sujets des reportages. Jean-Paul me regarde faire en chantonnant d'obscures histoires de quille qui viendra et de bleus qui resteront pour se livrer à diverses besognes domestiques...

« Au lieu de me regarder, tu ferais mieux de me dire où tu trouves les infos-sourire. » On m'emmène à la salle de presse. « Tu trouveras automatiquement dans ton courrier les messages officiels de la préfectance, les calendriers des organisateurs de concerts ou de manifestations et les communiqués de l'Agence Nationale pour l'Emploi. »

Les choses commencent à s'organiser. Et puis, parmi les coutumes maison qui m'enchantent, il y a celle qui consiste à mettre toujours le même animateur avec le même opérateur : quand on a l'habitude de travailler ensemble, le résultat est toujours meilleur. Mon opérateur à moi s'appelle Marc ; c'est un petit prodige de dix-sept ans qui a déjà deux ans de bouteille dans la station. Faites le calcul : s'il n 'a pas commencé en barboteuse, c'est tout comme !

Marc, mon vieux (si j'ose dire), je vais chanter tes louanges tout au long de ce récit, alors permets-moi de dire tout de suite à tout le monde ton plus gros défaut. Car il a un très très gros défaut, le petit père Marc : il a très bon goût. Ca n'a pas l'air grave, comme ça, mais sachez que ce bon goût l'a conduit à avoir une petite amie ra-vi-ssante. Vous me direz : où est le mal ? Eh bien le mal, c'est que lorsque la charmante Rosemarie vient voir son cher et tendre au contrôle, il n'y a plus moyen de travailler. Voilà où est le mal. Quand on a l'habitude de voir son opérateur de face, prêt à faire partir un magnéto ou un tourne-disque au moindre signe, ça fait tout drôle de le voir de profil, les yeux dans les yeux avec une créature de rêve qui sourit d'un air angélique.

Alors on s'énerve, on s'excite sur l'interphone, et puis, petit à petit, on se perd soi-même dans la contemplation de la belle enfant, et au moment de reprendre l'antenne, on annonce Brassens à la place de Mireille Mathieu, on se prend les pieds dans ses pubes, on parle à côté de son micro, et on demeure là, oeil dilaté et langue pendante, menton sur les rotules et orteils en éventail, au lieu de donner l'heure.

Je ne vous ferai pas le coup de la première émission dans une nouvelle station - paralysé par le trac... le Big Boss à l'écoute là-haut dans son bureau... la gorge sèche... les autres animateurs en rond autour du petit dernier pour le réconforter « Mais non, tu verras, ça va très bien se passer. - Merci les copains, vous êtes chics. » Rien de tout cela. D'abord, le Magazine des pays d'oc a lieu entre midi et deux heures, alors tout le monde était à table, le Directeur Général comme les animateurs. Ensuite, Joëlle avait décidé d'aller à la piscine ; la piscine est généralement sonorisée avec Radio Andorre, mais ce jour-là, le préposé à la sono avait reçu un double album qui lui plaisait, et les ébats natatoires de la blonde sirène ont eu lieu sur fond de Sinatra non-stop pendant deux heures.

Pour cette première émission, nous étions trois : Marc, votre serviteur, et Albert, le lézard de la terrasse, attiré par une curiosité courtoise à l'égard du nouveau, et qui n'a pratiquement pas cessé de dormir au soleil, en ignorant superbement deux mouches venues lui faire la nique. Rosemarie aussi était à la piscine, si bien que tout se déroula sans autre incident que quelques justificatifs veufs de tout émargement, ce dont je n'entendis parler que le lendemain.

A vrai dire, la saison d'été avait commencé avec deux émissions quotidiennes depuis le studio de Canet-Plage : L'actualité du Languedoc-Roussillon avec Jean-Jacques Debézy, dans la matinée, et l'après-midi, Le hit-parade les pieds dans l'eau avec Alain Tibolla. Mais elle ne devait battre son plein qu'avec l'apparition de deux autres émissions : après Jean-Jacques, une demi-heure de jeux animés par Jérémie depuis le podium installé devant la station, et le soir, avant le Hit, pendant une demi-heure, La parole aux estivants. On montait donc le podium à grands coups de marteau (ce qui a dû donner à plus d'un auditeur des doutes sur la santé de son transistor), on attendait l'arrivée de Jérémie, et on lançait des invitations aux estivants pour qu'ils viennent jouer le matin et bavarder l'après-midi.

Ils ont répondu à l'invitation avec un empressement et une fidélité qui nous ont vraiment... Pardon ? Comment ? Il y en a assez pour ce chapitre ? Bon alors on verra ça une autre fois.

Marc Parriente
Marc Parriente

| retour sommaire |




Chant 5

...parce qu'on était contents

de les avoir rencontrés

.

Comme j'étais en train de vous le dire avant d'être interrompu, la réponse des touristes à nos invitations avait très largement dépassé nos espérances. Jérémie n'avait qu'une crainte, c'est qu'il se mette à pleuvoir à l'heure des jeux, car certains jours, s'il avait fallu faire entrer tout le monde dans le studio, pourtant vaste, même avec les méthodes des Japonais pour le métro de Tokyo, ça n'aurait pas été commode.

Et pourtant, pour accéder à la station, d'abord il faut la trouver, car le panneau qui en indique l'entrée, en bas, est parfaitement illisible et très mal placé, n'ayons pas peur de le dire ; ensuite, il faut avoir le coeur et les jambes d'y grimper car elle se trouve au haut d'un chemin montant, caillouteux, malaisé, comme on dit, et plus proche du lit d'un torrent desséché que de l'autoroute A5. Eh bien, c'était pourtant toute la journée un défilé continu de visiteurs, de curieux ou d'amis.

Ajoutez à cela que de petits futés avaient découvert que la terrasse était un excellent raccourci entre la route d'Ordino et l'avenue Méritxell, alors ils passaient... Les jours de pluie, ils venaient sans façons s'asseoir au studio, à côté de l'animateur, histoire de s'abriter un peu. On taillait une bavette entre deux interventions, on échangeait des adresses de restaurants, ils s'informaient de la santé d'Albert, nous leur demandions des nouvelles de leurs gosses, voyez comme tout cela était simple. Au lieu d'être une bête curieuse, ou une voix sans visage, l'animateur était devenu une réalité quotidienne et amicale, au même titre que le marchand de journaux ou l'épicier du coin.

C'est d'ailleurs dans ce même esprit que se déroulait La parole aux estivants. La terrasse-ensoleillée-de-Radio Andorre, selon l'expression consacrée, était plus ou moins transformée en terrasse de bistrot, avec tables et chaises en tôle blanche et parasols accueillants. On sortait un ou deux micros, et on bavardait, à l'antenne, le plus simplement du monde. Les touristes demandaient à entendre des disques, on leur passait les disques qu'ils désiraient. Ceux qui avaient pris la parole se voyaient offrir un disque, parce qu'on était contents de les avoir rencontrés. On a rarement vu dans une station de radio autant de gentillesse et de décontraction.

Parmi les découvertes qui m'ont le plus surpris, il y a d'abord l'énorme proportion de touristes venus du Nord et de l'Est de la France passer leurs vacances en Andorre, et ensuite, leur attachement et leur fidélité à la principauté : il ne se passait pas de jour sans qu'un touriste ne dise qu'il y venait pour la cinquième ou la sixième année. Certains revenaient régulièrement depuis quinze ans, séduits par les Andorrans

Et puis, pendant les deux mois qu'a duré l'émission, il m'a été donné de rencontrer des gens de tous les horizons, de France, d'Allemagne, de Belgique, d'Angleterre, d'Ecosse, des gens de toutes les professions, des gens de tous les âges et ça, c'est réellement passionnant. Il a fallu, pour chacun d'eux, trouver le contact, un intérêt commun, l'étincelle qui ferait partir une conversation intéressante. Et souvent, la conversation s'est poursuivie hors antenne bien après la fin de l'émission : c'est un Lillois qui m'a téléphoné presque une semaine après notre rencontre « J'avais oublié de vous dire, l'autre jour... » ; c'est un Nancéien avec qui nous avions parlé des spécialités lorraines, qui était indigné que je n'aie jamais entendu parler des bergamotes de Nancy, et qui m'en a envoyé une boîte dès son retour de vacances, c'est un Ecossais qui m'a invité à venir passer quelques jours chez lui, au mépris des légendes sur l'avarice des Calédoniens de Calédonie.

Cela nous a permis, et j'espère, à tous ceux qui nous écoutaient, de sortir du petit univers où nous vivons, et de découvrir les autres, qui venaient si ouvertement à notre rencontre. Les gens qui adorent leur métier sont toujours captivants quand ils en parlent, menuisier, exploitant forestier, décoratrice, conducteur de bulldozer, flûtiste, tous ont élargi notre horizon. Un jour de pluie, une institutrice a donné des idées pour occuper les enfants. Un touriste enchanté de la promenade qu'il venait de faire en a indiqué le parcours pour que d'autres puissent partager son plaisir. C'était spontané ; pour moi c'était de la bonne radio.

Bien sûr, on peut aussi interviewer Chose ou Tartempion :

« Tartempion, quels sont tes projets ?

- Ouais, alors je viens d'enregistrer un truc super, je crois que ça va marcher très très fort parce qu'on s'est vraiment défoncé pour le faire, tu vois, et pis après-demain, tu vois, je pars en vedette américaine avec la tournée de Chose, tu vois Los Angeles, Londres, Hambourg, Brasilia, Sainte-Marie de Campan, Sidney, et puis le Palais des Sports, tu vois, je crois que ce sera vachement chouette, pasque Chose, c'est un copains tu vois... » Mais le contact n'y est pas toujours, et puis ça manque un tantinet d'imprévu.

Un jour, en revanche, j'ai reçu un Belge d'une cinquantaine d'années qui était livreur dans une grande épicerie de Bruxelles, un de ces établissements qui se vantent de pouvoir vous offrir des framboises douze mois sur douze pourvu qu'on y mette le prix. Il avait eu, paraît-il quelques bonnes fortunes avec les clientes de luxe chez qui il allait livrer. « Je vous raconte tout ça à vous, ajouta-t-il, parce qu'elle ne comprend pas le français. » Elle, c'était la maman du monsieur, une robuste Flamande, de celles qui ont septante ans, sans doute, d'énormes lunettes où pétillaient des yeux rouges, un large sourire avec une dent sur deux, et une anatomie impressionnante que contenait à peine une robe à fleurs pourtant consciencieuse ; c'était moins le plat pays que les Vosges et le Jura réunis. « Maman a été très malade, poursuit-il, elle a failli perdre les deux jambes, et j'étais bien embêté parce que je suis célibataire, et que c'est elle qui s'occupe de moi. Alors j'ai fait le voeu de l'emmener une fois à Lourdes si on parvenait à éviter l'amputation... » Tension grandissante dans le studio. Vaudeville ou drame ? Etait-ce à mourir de rire ou était-ce d'une humanité tragiquement poignante ? En tous cas, tout le monde était fort ému. Et voici que mon invité se répand en sanglots ! Chacun pique du nez en contemplant la moquette : ce n'était plus drôle du tout. Je ne savais plus très bien comment enchaîner. Le technicien dans sa cabine retirait discrètement du plateau le disque des Charlots prévu pour la suite, afin de le remplacer par quelque chose de plus approprié à la tournure des événements. La maman, qui n'avait rien compris à ce qui se passait, souriait toujours d'un air béat. C'est alors que fiston, ayant enfin trouvé son mouchoir dans la poche de son short, se mouche à grand fracas, éclate de rire, et conclut : « Enfin, elle est là, elle est sur ses deux jambes, et on en a encore tous les deux pour cent ans ! »

Terrasse Radio-Andorre
Sous les parasols de La parole aux estivants,
Jérémie, Michel Borry, Jean-Luc André et Joëlle Minier

| retour sommaire |


Chant 6

On n'y bronzait pas mal,

je vous remercie...

.

Le climat andorran a ses petites habitudes : en juillet, temps radieux, en août, un orage par jour, à heure variable. Puisqu'en théorie les jeux de Jérémie et La parole aux estivants étaient les seules émissions à se dérouler dehors (mais on en reparlera), je voyais régulièrement Jérémie, sur le coup de onze heures, lorgner le ciel du coin de l'oeil à la recherche d'un nuage menaçant, en partant du principe « si ce n'est pas pour moi, c'est pour lui. »

Par prudence, à la fin du mois d'août, la Parole se faisait régulièrement depuis le studio. Ce n'était pas sans risques, car j'ai vu bon nombre d'invités s'appuyer négligemment sur le piano, comme chez les gens chics dans les films, ou dans les publicités pour cours de conversation. Les pauvres ! S'ils avaient su !

Ce piano, un magnifique instrument, à queue et tout, avait dû connaître son heure de gloire aux débuts de Tino Rossi. Certains mauvais esprits prétendaient même que c'est en l'entendant que Beethoven est devenu sourd. Toujours est-il qu'il avait un clavier en sourire édenté de boxeur K.O., son vernis n'était plus qu'un souvenir, traqué par les ronds de verres, et son couvercle tenait par miracle, un miracle consolidé au fil de fer.

Fendu en deux, le couvercle, d'ailleurs, dans le sens de la longueur, depuis le jour où un animateur était tombé dessus du haut d'une échelle avec le tube fluorescent qu'il essayait de changer. Parfois, un inconscient soulevait un demi-couvercle et le refermait bien vite, bouleversé par la vision insupportable de ces cordes emmêlées façon jungle amazonienne, de ces boîtes de bière, de ces vieux magazines et de ces paquets de cigarettes.

Un jour, Jean-Pierre et moi y avons trouvé un tube de mayonnaise, sans que rien ni personne n'ait été capable d'expliquer comment ça était arrivé là. Lecteur, si vous avez la solution, faites-la jaillir en plein jour, si dure soit-elle. Le doute est trop atroce.

En tous cas, les quelques audacieux qui avaient risqué un oeil vers le fond dudit piano assuraient qu'il s'y trouvait une fissure, parallèle à celle du couvercle, et qui ne demandait qu'à béer. Et les visiteurs s'y accoudaient tous, sans se douter que le drame pouvait survenir, et qu'en un instant le piano sénescent pouvait se déguiser en descente de lit ou se coucher sur le flanc pour mourir, entraînant dans sa chute de pauvres innocents. Or, il n'en fut rien, et à ma connaissance, le fatal instrument est toujours debout, piano de Damoclès, catastrophe imminente depuis bientôt huit lustres.

Or donc, la Parole, depuis la fin du mois d'août, s'est faite régulièrement depuis le studio. Et il s'est passé un phénomène assez curieux : les invités se sont mis à parler entre eux. Sur la terrasse, qui nous paraissait à tous beaucoup plus agréable, les gens restaient par familles ou avec leur groupe d'amis. Du jour où, pour cause d'orage, nous nous sommes réfugiés au studio, les petits groupes se sont amalgamés. Des échanges ont eu lieu : « Vous avez dit tout à l'heure que vous étiez de tel coin ; j'ai un beau-frère là-bas... » « T'es routier, toi aussi ? Tu fais quel secteur ? » C'était assez merveilleux de voir une des stations les plus isolées d'Europe, géographiquement, être pour de vrai ce que toutes prétendent être : un lieu de rencontre et de contact.

Le hasard faisant bien les choses l'émission suivante, le Hit-parade d'Alain Tibolla, était émis depuis Canet-Plage, si bien que le studio demeurait libre, et que tout le monde pouvait y rester. Personne ne s'en privait d'ailleurs, et bien souvent, lorsque Thierry descendait pour son émission, sur le coup de six heures et demie, il devait à regret mettre un terme à des conversations passionnées de gens heureux de s'être rencontrés.

Nous, on préférait la terrasse. On n'y bronzait pas mal, je vous remercie, et c'était un plaisir que de s'y allonger en regardant le petit copain de service travailler à l'intérieur. Et puis un jour, Michel en a eu assez. Comme il remplaçait, entre deux et quatre, Lionel parti on vacances, il a tout simplement fait avant l'heure les branchements externes destinés à la Parole, et il s'est installé dehors, sous un parasol. Une provision de cailloux en provenance directe du Rio de Valira, histoire de maîtriser les papiers de l'émission qui ne demandaient qu'à s'envoler au moindre souffle, une petite bière pour s'humecter la papille, un cigare hors-taxes pour se parfumer le sinus, voilà ce que j'appelle une manière civilisée d'envisager le travail. Il faut dire que tout l'hiver, c'est Michel qui était chargé de la première émission du matin, et que vers cinq heures et demie, six jours sur sept, il grimpait le raidillon avec sa lampe de poche à la main et de la neige jusque là. Il n'avait pas volé sa bière, l'ancien lève-tôt.

Vous ne serez guère surpris si je vous dis qu'il a fait école, le père Michel. Thierry, lui aussi, a profité de l'aubaine, et plus d'une fois Medley s'est converti au plein air, avec chants d'oiseaux en fond sonore. Pour moi, c'était un peu plus difficile en ce qui concerne le Magazine des pays d'oc, à cause des duplex avec les correspondants régionaux. Mais le dimanche, ils se reposaient, eux, et je conserverai toujours le souvenir lumineux de certain dimanche de juillet où de neuf heures du matin à neuf heures du soir, Joëlle, Jérémie, je, Michel, re-je et Thierry, tous nous sommes roussi le cuir, à l'antenne, dehors, sur la terrasse paradisiaque.

Ce n'était pas sans risques. Car outre le matériel de duplex, ce qui faisait défaut sur la terrasse, c'est la fameuse lampe rouge (blanche à Radio Andorre), qui signale que le micro est « ouvert », comme on dit, c'est-à-dire qu'il est branché et qu'on nous entend. La première chose à faire en arrivant sur la terrasse, lorsqu'un animateur y travaillait, c'était donc de s'informer discrètement si le micro était bien fermé, pour éviter les gaffes. C'est ainsi qu'un jour, au milieu d'une publicité pour un hôtel qui insistait sur l'aspect particulièrement « select » de son cadre (sic), on put entendre la voix d'un de mes bons petits camarades que je ne citerai pas (le chèque à mon nom, Michel, ou je dis tout) s'enquérir d'une voix tonitruante qu'on entendit de Marmande à Rodez : « Ton n... de D... de b... de micro, il est ouvert ? »

Il l'était.



| retour sommaire |


Chant 7

Je ne recommencerai plus,

je vous le promets

.

Pour protéger de l'insolation les visiteurs qui participaient aux jeux de Jérémie et à La parole aux estivants, avaient été installés sur la terrasse et devant le podium d'immenses parasols rouges, qui couvraient bien chacun leurs huit mètres carrés. C'était extrêmement agréable, mais les jours de bonne brise, il était impératif de les surveiller du coin de l'oeil.

C'est ainsi qu'un jour, pendant le Magazine, levant le nez de mes papiers vers la fin d'un disque pour faire signe à Marc, mon opérateur, qu'il me restait des pubes à lire, j'ai devant moi le spectacle désolant d'un aquarium parfaitement dépeuplé. (Note pour les non-initiés : AQUARIUM, n. masc. argot de radio : Désigne la cabine technique en langage d'animateur et le studio en langage de technicien. Chacun son point de vue.)

Je bondis à travers le sas pour envoyer moi-même le disque suivant, et vois Marc sur la terrasse, à plat-ventre sur la balustrade surplombant la vallée, aux prises avec les huit mètres carrés de toile d'un parasol transformé en spinnaker, au vent mauvais qui l'emporte. Ce ne fut pas facile de ramener Marc à moi tout seul ; ce ne fut guère commode de ramener le parasol à nous deux.

Lorsqu'à la fin du Magazine Michel vint prendre la relève, je lui racontai l'histoire, en l'enjolivant un peu. C'est alors qu'est arrivé Jean-Luc André. Jean-Luc est le fils d'un membre de la maison, et s'il n'est encore ni opérateur ni animateur, quoiqu'il puisse facilement remplacer au pied levé l'un et l'autre, il n'en fait pas moins partie de la famille. Michel et moi lui racontons l'histoire, avec encore plus d'ornements que la précédente édition : c'était devenu un combat titanesque, une lutte désespérée de l'homme contre les éléments en furie, Tabarly raconté par Olive et Marius, avec un zeste de Hugo. Notre sombre drame l'a tellement fait marrer que nous avons décidé d'en faire un remake à l'antenne. Pour cette nouvelle version, la victime n'était plus Marc, mais Jean-Luc lui-même, dont je décrivais les efforts d'une voix pathétique lorsque Michel intervint  :

« Cette fois-ci, c'est la fin. Le vent a eu raison de notre infortuné camarade qui vient de s'envoler, cramponné au mât de son parasol avec l'énergie du désespoir. »

Je reprends le micro :

« Les auditeurs résidents ou de passage en Andorre qui verraient passer un parasol rouge garni de notre Jean-Luc André à nous sont priés de bien vouloir nous téléphoner sa position de toute urgence. »

Alors, le visage de Jean-Luc s'illumine : "Ne bougez pas, je reviens. Trois minutes plus tard, l'opérateur nous signale un auditeur en ligne à propos de l'affaire du parasol. Michel me jette un coup d'oeil interrogateur :

« - On le prend en direct ?

- Pourquoi pas ? »

Dès les premiers mots, nous reconnaissons la voix de Jean-Luc qui doit nous appeler depuis un bureau de la station :

« Allô, monsieur Borry, che fous appelle de Strasbourg. Effectivement, che viens de foir passer un parasol rouche, afec un intifidu se palançant au pout. »

Imperturbable, Michel répond, prend des notes, remercie, et demande encore aux auditeurs où qu'ils soient de scruter le ciel à la recherche de l'objet volant parfaitement identifié.

Les autres animateurs y allèrent chacun de son petit appel. Il y en eut un de Tokyo, en un splendide japonais pour bandes dessinées. Bombardé interprète par Michel, je traduisais avec le plus grand sérieux « Wang ling fu ying tong chang baliní trou taï ouki kowa to so leu » par « Bof ! » et « Fu Kong » par « Evidemment, eu égard à la conjoncture somme toute pressante, il me paraîtrait approprié de ne point nous perdre en paroles d'autant plus superflues qu'elles risqueraient de nous faire perdre un temps précieux ».

Un fan de Tanguy et Laverdure se présenta comme responsable général de l'aéroport de Sidney, en Australie, et fit un démonstration impressionnante d'argot anglais d'aviation. Quant à Thierry, censé au Cap, il nous apprit que, tout en écoutant sa radio, il avait cru discerner un parasol rouge...

Sur quoi Jean-Luc décida de revenir se poser en Principauté ; il vint lui-même rendre compte de son expédition à Michel, et en direct :

« - Je dois dire que j'ai fait un voyage vraiment magnifique, à un prix vraiment réduit.

- Oui, à part le parasol de Radio Andorre qui est inutilisable maintenant...

- Je dois reconnaître que ce parasol m'a quand même servi, parce qu'au-dessus de Sidney, il pleuvait. Et je voudrais expliquer que ce voyage a été un voyage magnifique, mais que c'est quand même un voyage accidentel. Je ne recommencerai plus, je vous le promets.

- Je l'espère, remarquez, parce qu'on n'a plus qu'un parasol maintenant.

- Il m'a tout de même permis de revenir.

- Oui, d'accord, mais enfin laissez-nous l'autre.

- Je vous l'ai ramené.

- Oui, mais comme il est inutilisable, le problème n'est pas résolu.

- Il vous servira de parapluie.

- Peut-être, mais comme il n'a plus de toile... »

Ce petit jeu avait bien duré pendant les deux heures de l'émission de Michel. Avec le sens de l'à-propos et les réflexes qui me caractérisent, à peine une heure trois quarts après le début, j'ai pensé à enregistrer tout cela sur cassette.

Il me reste donc pour meubler les longues soirées d'hiver, quand j'expliquerai à mes petits-enfants comment on faisait de la radio dans mon jeune temps, l'appel du Cap de Thierry et le compte-rendu final de Jean-Luc, restitué ici avec la plus exacte fidélité.

Ce tour du monde en quarante-cinq tours n'a pas été sans susciter un certain nombre de réactions de la part des gens de la maison comme de la part des auditeurs. Nous n'étions pas mécontents qu'il ait plu à tous, dans la mesure où le tout avait été improvisé dans le feu de l'action et sur l'inspiration du moment. Il se trouva pourtant quelqu'un pour déclarer que la plaisanterie ne lui paraissait pas drôle du tout, et même d'un goût douteux.

C'était Marc.


François Chevalier
François Chevalier en cours d'émission !


| retour sommaire |



Chant 8

Contact, contact,

contact

.

Contact avec l'auditeur. Contact, contact, contact. Si cela avait été un mot d'ordre émanant de la Direction, ou le thème d'une campagne publicitaire, il y a gros à parier qu'il n'aurait été qu'un vain mot, ce contact, un slogan pour faire joli. Là, il s'est établi tout naturellement, sans bruit, sans frime, et dans les faits, parce que les auditeurs étaient contents de nous voir et qu'on était contents de les rencontrer. Même au téléphone, il s'est créé des liens.

Un jour, pendant le Magazine des pays d'oc, le technicien me passe un appel. « C'est un auditeur suisse qui t'appelle de Lausanne. » Je bondis : dans la journée, l'émetteur ondes moyennes ne doit pas aller jusque là. Ou c'est une farce, ou alors c'est une onde perdue.

Les ondes perdues, c'est le mouton à cinq pattes de la radio, le miracle qui arrive une fois dans la vie de l'amateur moyen. Un beau jour, sans que personne ne puisse expliquer ni pourquoi ni comment, on capte sur ondes moyennes une minuscule station australienne ou américaine qui, dans des conditions normales, est inaudible à plus de cent kilomètres de l'émetteur. On la capte comme si on y était pendant cinq, dix minutes, parfois plus, et puis plus rien. La normalité un instant bousculée reprend dignement sa place et les ondes aussi.

On a même enregistré des faits plus incroyables encore et à plusieurs reprises, des amateurs ont reçu, sur un transistor modèle courant, le mien ou le vôtre, des fragments d'émissions vieilles de plusieurs mois ou de plusieurs années !

Imaginez que sur votre transistor vous entendiez annoncer le Poste Parisien, Radio Cité ou Radio Toulouse, et qu'après vérification, aucun émetteur européen n'ait diffusé une émission souvenir. Explication scientifique : aucune. Personne ne peut dire quel labyrinthe ionisé a retardé de la sorte un bout d'émission ; quel fabuleux trajet a accompli l'onde hertzienne pour que, à une vitesse de près de trois cents mille kilomètres à la seconde, elle vous arrive avec un délai de plusieurs années. Certains scientifiques en rient et mettent ce genre de phénomènes dans la boîte à OVNI, à revenants et à télépathes. D'autres, les plus savants, avouent qu'ils ne savent pas. Pas encore.

Ce jour-là, la réalité était plus simple. Au moment précis où je recevais cet appel, le Directeur Technique de la station passait dans le couloir. Je le harponne sans plus de façons et lui explique le Suisse. Il m'apprend alors que le Magazine, comme d'ailleurs les Jeux de Jérémie, est relayé par l'émetteur ondes courtes et que dans ces conditions, rien n'est plus normal que d'être entendu en Suisse.

« D'accord, mais tous les gens qui nous captent en ondes courtes n'ont pas la gentillesse de nous téléphoner. Si vous lui répondiez en direct sur l'antenne ? » Comme il avait l'air d'hésiter, je quitte le studio ; Marc, l'opérateur, comprend tout de suite la situation et, avec un clin d'oeil complice, ouvre le micro devant lequel se trouvait le Directeur Technique, et passe le téléphone sur l'antenne. Envolées, les hésitations du Grand Chef ! Il parlait d'un sujet qui l'intéressait à un monsieur que cela intéressait : la conversation a intéressé tout le monde. J'ai appris par la suite qu'elle avait suscité des vocations et que de nombreux jeunes y ont pris le virus des ondes courtes, du DX, comme on dit en jargon.

Ils ont appris que de très nombreux pays ont un service radio international sur ondes courtes, en anglais et souvent aussi en français. On peut ainsi recevoir dans son fauteuil (et dans son transistor) Jérusalem ou Le Caire, Washington ou Moscou, Bombay ou Melbourne, Brasilia, Tirana, Prague ou... Radio Andorre.

Or, tous ces émetteurs aiment bien savoir comment on les reçoit. J'ai donc appris, en écoutant ces deux mordus discuter, que l'on pouvait envoyer aux émetteurs que l'on a pêchés un rapport d'écoute codé (demandez au club radioamateur de votre ville comment on fait), moyennant quoi on reçoit une carte dite « QSL », en manière de remerciement. J'ai même plusieurs amis qui font semblant de collectionner les cartes QSL, mais s'intéressent bien davantage aux timbres étrangers collés sur l'enveloppe. Un moyen de prospection comme un autre pour philatélistes astucieux !

Contact encore, mais celui-ci, j'ai dû le garder pour moi : c'était un Anglais, et il ne parlait pas un traître mot de la langue de Molière. Nous avons donc bavardé dans celle de Shakespeare, mais comme j'aurais voulu pouvoir partager cette conversation avec vous ! Imaginez un Phileas Fogg pas pressé, un grand diable d'Anglais d'une cinquantaine d'années, avec une virulente crinière de cheveux blancs et un accent du Nord à couper au couteau, venu en France en stop et en Andorre à pied. Il cherchait des idées de promenades hors des sentiers battus, parlait de botanique comme un professionnel et de la forêt comme un poète. Parti d'Andorre la Vieille dans la matinée, il était allé, toujours à pied, déjeuner en Espagne, mais il n'avait pas été enthousiasmé. En cherchant à éviter les voitures sur le chemin du retour, il était entré, un peu par hasard, à la station, pour demander un verre d'eau, un peu surpris que l'hôtesse catalane ne comprît point sa langue, mais nullement froissé pour si peu. Le verre d'eau bu et les renseignements obtenus, il est reparti en chantonnant, non sans avoir demandé - et reçu - quelques autocollants de Radio Andorre. Un mois plus tard, je recevais quelques autocollants de Radio-Tees, sa station favorite dans le Nord de l'Angleterre, avec ces simples mots : « C'est un échange. »

Contact, contact : il était une fois madame Costa. Elle habitait la banlieue parisienne, et était venue en vacances dans la principauté, à Santa Coloma, où elle campait avec ses enfants. Mais comme elle adorait les gosses, tous les parents du camping lui confiaient volontiers les leurs. Elle se prit d'amitié pour la station et vint souvent nous rendre visite, toujours avec un sympathique contingent de frais bambins.

A cette époque, Jean-Pierre Bonnet faisait la matinale. Commencer à l'aube, tout seul avec son opérateur, et déverser à pleins micros de l'optimisme, du punch, de la gentillesse et de l'énergie pour réveiller agréablement et faire partir du bon pied ses semblables, c'est un travail passionnant, mais il faut bien le dire, assez éprouvant dans le style la-solitude-du-coureur-de-fond. Or, un jour, Jean-Pierre, à six heures précises, au moment où retentissait l'hymne andorran qui marque le début des émissions, eut la surprise de voir arriver au studio Madame Costa, avec une bonne dizaine de gamins porteurs de tartines et de Thermos de café. Surprise ! Il les a tous embrassés comme du bon pain, leur a distribué des disques, et ce fut une des émissions les plus chaleureuses que Jean-Pierre ait jamais faites.

A propos, dites-donc, les mômes, le tube de mayonnaise dans le piano, ce n'est pas vous, par hasard ?


note

| retour sommaire |



Chant 9

Cambronne déguisé

en Bernadette Soubirous

.

Il n'est sans doute écrit nulle part dans le règlement intérieur que les animateurs n'ont pas le droit de fouiller partout dans la maison, mais cela paraît assez évident. Or, si Radio Andorre est installée dans une maison, une vraie, cela veut dire qu'il y a des coins et des recoins, des caves et des greniers, et que depuis l939, pendant presque quarante ans d'activités diverses, il s'est produit dans toutes les anfractuosités du bâtiment, les petites comme les grandes, un phénomène classique de sédimentation et d'alluvionnement par strates inégales. Pendant ces presque quarante ans, il s'est également produit un phénomène technique important : le passage du soixante-dix-huit tours au microsillon. Il doit donc y avoir quelque part une armoire pleine de trésors, ou au moins une caisse bourrée de débris de cires historiques, témoins d'un passé phonographique opulent.

Je pose la question autour de moi : personne ne semble au courant. Personne même ne semble accorder une grande importance à la chose. Pourtant, lorsque je m'adresse à Joëlle, son oeil s'allume d'un éclair de curiosité : « Non, je ne sais pas, mais j'aimerais bien le savoir. » Et il y a dans sa voix un petit ton résolu, du genre on-les-aura, qui n'est pas pour me déplaire.

La première chose à faire est d'explorer de manière systématique toutes les portes de la maison, les portes de placard et les autres. Cela n'a pas tardé à donner des résultats. Le premier soir de recherches :

« - Joëlle, viens voir.

- T'es marrant, toi ; si tu veux que je voie quoi que ce soit, trouve au moins de la lumière ! »

Je sors des allumettes et me déguise en statue de la Liberté. Alors, au même instant, la blonde Joëlle et votre moustachu serviteur laissent échapper un « M... ! » sinueux, prolongé, filé, modulé, dans lequel une oreille tant soit peu exercée eût reconnu tout le respect du monde. C'était un gros mot pour théophanie, Cambronne déguisé en Bernadette Soubirous, un de ces jurons d'égyptologue, que l'on pousse avant de tomber à genoux dans le sanctuaire enfin découvert. Un second juron lui succéda, totalement différent dans l'inflexion comme dans le sentiment : mon allumette s'achevait en faisant doucement grésiller la peau du pouce et l'ongle de l'index.

Dans l'obscurité revenue, la vision emplissait encore nos yeux émerveillés : à droite et à gauche, sur des rayonnages de bois soigneusement étiquetés, cent, mille, dix mille soixante-dix-huit tours reposaient, recouverts du velours respectueux et tutélaire se plusieurs décennies de poussière.

Après quelques faux-pas et quelques bosses, nous avons fini par découvrir un interrupteur, et les vingt-cinq watts d'une ampoule pendue au plafond déversèrent sur les rayons une lueur de crypte. Une haleine sacrilège dépoussière un par un les vénérables témoins de talents passés. Contrairement aux apparences, les disques ne sont classés que par les hasards du déménagement, et c'est alors un duo d'exclamations étouffées et admiratives, les chants amébées de jeunots découvrant avec respect et allégresse les grands noms du passé :

« - Viens voir : Benny Goodman !

- Bach et Laverne ! Tu te rends compte ?

- Regarde : Django et le quintette du Hot-Club de France !

- Et ça : Georgius, Allibert, Stellio !

- Rina Ketty, dis donc ! Et Tino Rossi ! Déjà !

- Oh là : Fréhel, Damia...

- Jo Bouillon...

- Le Jazz Marseillais... »

Une heure plus tard, ça n'a pas été facile de passer inaperçus : un François et une Joëlle, les yeux brillants, transformés en ramoneurs savoyards, de la poussière jusqu'aux narines, les vêtements aussi nets qu'un poilu de quatorze après six mois de tranchée, essayant néanmoins de paraître naturels l'allure dégagée, sifflotant un petit air de rien... « D'où on vient ? Ben... de nulle part... enfin... si...non... rien, quoi. Hé hé... Voilàvoilàvoilà. »

Par la suite, dès que nous avions un moment de libre, c'était pour courir au studio A copier sur bande les précieuses vieilles cires. Une semaine plus tard, nous avons découvert que le trésor de la cave ne constituait que la moitié du Pactole : le grenier recelait au moins autant de disques oubliés. Là, ce fut l'écrasement : que faire de tant de richesses ? Je l'avoue à ma grande honte, nous avons baissé les bras, nous contentant de fouiner au hasard et remettant l'inventaire complet à une date ultérieure, tellement ultérieure, au fait, qu'à ma connaissance, elle n'est pas encore venue. Mais on y arrivera, c'est sûr. Et on trouvera le concours d'un spécialiste qui nous aidera à répertorier tout cela. Car je crois très sincèrement que pas un collectionneur, pas une phonothèque ne peut se vanter d'aligner autant de gravures historiques, rares et précieuses, voire uniques.

Il restait tout de même à mettre les auditeurs dans le coup. J'avais envie de faire, sinon toute une émission, au moins une séquence consacrée à ces disques devenus rares, et peut-être, pourquoi pas ? - dans le style de l'époque. Même les publicités deviendraient « de la réclame » avec la voix nasillarde et péremptoire du speaker, comme on disait alors. Seulement, il fallait d'une part s'informer sérieusement sur ce qu'était le style de l'époque, car je ne pouvais guère compter sur mes propres souvenirs - trop jeune -, et d'autre part obtenir l'accord de la Direction. Là encore, j'ai bénéficié d'un coup de chance assez extraordinaire, un miracle de plus.

En fouillant dans les vénérables rayons, voilà que je tombe sur un disque sans étiquette, et, de surcroît, plagé, c'est à dire visiblement divisé en séquences, comme les trente-trois tours modernes, à une différence près : comme une face entière de soixante-dix-huit tours ne dépasse pas les quatre minutes, il fallait que les séquences soient bien courtes sur ce disque mystérieux. Qu'est-ce que cela pouvait bien être ? Je grimpe quatre à quatre l'escalier qui mène à la cabine d'écoute, peste un bon coup contre cet ampli à tubes qui n'en finit pas de chauffer, et découvre que ce disque insolite n'est autre qu'un recueil d'annonces par un speaker de Radio-Toulouse, ce qui ne nous rajeunit pas.

« Allô, allô. Ici Radio Toulouse. Le concert que vous allez entendre vous est offert par le Journal la Dépêche de Toulouse. »

« Radio-Toulouse vous prie d'écouter maintenant quelques extraits d'opérettes. »

« Notre émission se poursuit par des marches militaires. Veuillez écouter. »

Le voilà, le ton de l'époque ! C'est formidable. Du document authentique, du vrai de vrai. La recette est là. Il ne reste plus qu'à l'appliquer.

Enfin presque. Il reste tout de même un peu aussi à décider le Big Boss. Comment lui dire que j'ai mis le nez dans la caverne d'un Ali-Baba du gramophone sans la moindre permission ? On verra bien. J'entre dans son bureau, tenant toujours sous le bras le précieux disque d'annonces.

« Bonjour Gilles. Euh... J'aurais envie d'introduire une nouvelle séquence dans mon émission du lundi soir et, euh, j'aurais voulu avoir votre avis sur... » Visiblement, il ne m'écoute pas. Il regarde ce que j'ai sous le coude, le disque unique, l'insolite soixante-dix-huit tours plagé. « Qu'est-ce que c'est que ça ? » (index accusateur). J'explique, sur le ton du collégien pris en faute, les expéditions vespérales à la cave, les trésors cachés, les vieilles cires et ce recueil d'annonces à Radio-Toulouse. Il bondit -  « Suivez-moi ! » - et m'entraîne à la cabine d'écoute. Aux premiers mots, il me saute au cou. « C'est un vieil ami qui a enregistré ça pour moi. Voilà dix ans que je cherche ce disque. » Vous surprendrai-je ? le projet de la séquence fut accepté, et dès le lundi suivant, à huit heures, après un quart d'heure de séquence de vieilles cires, un voix nasillarde conclut :

« Bonsoir chers-zauditeurs, bonsoir à tous les amateurs de soixante-dix-huit tours et de disques qui grattent. Notre concert radiophonique de ce soir a été réalisé grâce à la discothèque historique et secrète de Radio Andorre... crrr... dio Andorre... crrr... dio Andorre... crrr... dio Andorre... crrr... »

Ramon Sanchez
Ramon Sanchez



| retour sommaire |


Chant 10

Pour arrondir

vos fins de mois

.

On a beau ne pas être une station de radio comme les autres, on a, à Radio Andorre, un pourcentage prévisible de raseurs et de farfelus. En tête de liste, un vieil habitué, que nous appellerons Machin, par égard pour sa vieille maman, s'il en a une, qui doit avoir bien honte que son petit garçon se conduise de la sorte à cinquante ans...

Pour arrondir vos fins de mois, je vous recommande la méthode de Machin : comme matériel, il vous faut un contingent de touristes un peu naïfs, genre Association des Amis de ceci ou de cela. Organiser l'été une excursion en car de quelques jours. En bras de chemise et chapeau de paille, vous baladez vos « amis » en Andorre, en ayant soin de les prévenir que le programme comprendra la visite de l'immortelle station de radio, que vous en connaissez intimement les responsables, qu'on ne peut rien vous y refuser, et que vous, Untel, tenez, qui jouez si bien de la cornemuse ou du soubassophone, vous allez enfin pouvoir connaître la célébrité tant attendue, en passant à la radio. Tout cela est évidemment très alléchant, et les clients affluent, comme de juste. Tout ce petit monde loge naturellement à l'hôtel.

En ce qui concerne la station de radio, vous vous êtes renseigné à l'avance pour savoir qui est le dernier arrivé des animateurs, celui qui ne vous connaît pas encore. Vous entrez donc dans le studio avec votre groupe sur les talons, arborant un sourire pour jour de l'an, une humble contenance, un modeste regard et pourtant l'œil luisant, et l'assurance du monsieur qui est ici chez lui : « Je ne vous dérange pas ?... Je viens de voir votre patron... C'est pour participer aux Jeux... ou même avoir une interview dans le Magazine... C'est comme une tradition, vous voyez... les Amis du Glutemoll,. Et puis j'ai là un joueur d'harmonica exceptionnel... si si, un virtuose, vous verrez... »

Si l'animateur se laisse impressionner, vous participez aux Jeux : vous vous présentez avec volubilité, vous représentez les Amis du Glutemoll, et vous êtes logés à l'hôtel Bidule, où vous êtes très heureux, car l'accueil y est sympathique et la cuisine excellente (tout cela à l'antenne, naturellement). Et puis vous avez la chance d'avoir dans votre groupe le célèbre (déjà !) accordéoniste Untel qu'on entendra d'ailleurs en direct et en exclusivité au cours du Magazine.

Vous perdez aux jeux, sportivement, mais peu importe. C'est un peu plus tard que les choses s'arrangent : le musicien l'après-midi, et le soir, l'hôtelier, vous remettent chacun une petite enveloppe discrète, dont vous avez vous-même fixé le montant en promettant à l'artiste un passage à l'antenne et à l'hôtelier une publicité aussi peu clandestine que possible.

Evidemment, il y a des année fastes et d'autres moins. Pauvre Machin ! D'abord, on peut tomber sur un technicien qui vous reconnaisse et qui aille expliquer vos méthodes et vos exploits passés à l'animateur nouvellement arrivé. Ensuite, les méthodes de travail et l'atmosphère de la station peuvent être telles que les animateurs puissent entrer à toute heure dans le bureau du Big Boss pour lui soumettre une idée ou lui demander conseil.

C'est là que les déconvenues peuvent se multiplier : si l'animateur du Magazine, dûment prévenu, refusait tout net de faire passer le virtuose ! « Je suis absolument navré : je ne doute pas un instant que ce garçon ne soit tout à fait talentueux. Mais, que voulez-vous, j'ai reçu des instructions précises et l'intervention en direct d'un morceau de musique pendant le Magazine est totalement exclue, pour des raisons techniques, vous comprenez ? » Aïe ! Et si l'animateur des jeux vous précisait en souriant benoîtement que le tarif des messages publicitaires vient d'augmenter - c'est la vie -, qu'incidemment, l'émission est enregistrée pour archives et que si vous aviez la maladresse de laisser échapper le nom de votre hôtel, on serait dans l'obligation de vous faire verser le tarif actuel d'un message publicitaire à un heure de grande écoute, soit la modeste somme de... Re-aïe !

L'oeil de Machin s'arrondit, sa bouche s'ouvre, et, comme disait ma grand-mère, les bras lui en tombent des mains. « Pourtant, les autres années... jusqu'ici... le Directeur, que je connais personnellement... d'ailleurs je vais lui en parler... Comment ça, il ne vous recevra pas ? Il me recevra, moi... Quoi ? Qu'est-ce que cela veut dire, moi moins qu'un autre ? Mais enfin... c'est incroyable... Je me plaindrai... entendez-vous ?... C'est une honte, un scandale... Je vous briserai, mon ami, je vous briserai... » Deux messieurs musclés accompagnent gentiment Machin jusqu'au seuil de la porte. Il en est tellement troublé qu'il oubliera de se plaindre. Peut-être est-il trop occupé avec son hôtelier et avec son musicien...

Finalement, peut-être n'avez-vous pas intérêt à essayer d'arrondir vos fins de mois avec le truc à Machin. D'ailleurs, ce genre de magouille est trop directement opposé au style de la maison.

J'ai cité Machin en premier, parce que c'est une des rares personnes antipathiques qu'il m'ait été donné de rencontrer à Radio Andorre. Les autres raseurs étaient infiniment plus farfelus et désintéressés. Il y a eu Georges. Ah ! Georges ! On l'aime bien, Georges. Mais on en parlera plus tard, de celui-là. Pour le moment, j'aimerais vous présenter Pêche-aux-moules.

Pêche-aux-moules s'est installé à la station un beau soir de juillet, pendant La parole aux Estivants. Un grand gaillard tout rond, pas encore vingt ans, visage lunaire, souriant, un rien de naïveté dans l'acné, sympathique. Nous commençons l'interview sans problème. Il me raconte qu'il veut devenir chanteur pop, qu'il prend des leçons avec X... un grand nom, (qui doit lui aussi arrondir ses fins de mois en exploitant les espoirs d'adolescents crédules), lequel lui a promis qu'il le ferait passer dans plusieurs émissions de radio et de télévision. Non, il n'avait pas enregistré. Non, il n'écrivait pas ses chanson, ni paroles ni musique, il chantait les chansons des autres mais on lui avait promis qu'on lui en écrirait spécialement pour lui, s'il les payait. En attendant, il passait dans les bals du samedi soir, avec des copains... enfin, il était passé une fois ou deux... mais la sono était pourrie. Bien sûr que si on lui demandait, il se ferait un plaisir d'interpréter quelque chose en direct pour les zauditeurs de Radio Andorre. Justement, il se trouve sur ma table une bande-orchestre de La pêche aux moules. On fait passer la bande au technicien, on donne un casque à l'artiste, l'artiste chante. Quelques visiteurs chantent avec lui. D'autres se regardent, interloqués. Le reste, votre serviteur compris, essaie désespérément de maîtriser une violente envie de rire. Je me mords les lèvres de toutes mes forces ; je sens que je vais éclater. Heureusement, l'heure tourne, l'émission se termine et le technicien « shunte » La pêche aux moules pour envoyer mon indicatif de fin. Il était temps.

Seulement, le lendemain, il est venu participer aux jeux de Jérémie : « C'est moi qui ai chanté La pêche aux moules hier soir dans l'émission de François Chevalier. Vous voulez que je recommence ? - Euh... ben oui... » Rebelote ! Après les jeux, il m'a tenu compagnie pendant toute la durée du Magazine des pays d'oc : nous avons discuté « entre hommes de métier ».

Le soir, il est revenu. Un peu déçu de ne pas pouvoir participer encore à la Parole, mais pas rancunier pour un sou, il est resté d'un bout à l'autre de l'émission de Thierry qui, d'accord avec l'opérateur, lui a fait croire qu'il passait à l'antenne - « Quand tu vois s'allumer la lumière rouge (blanche à Radio Andorre), tu y vas ! » - alors qu'en réalité l'émission suivait son cours normal.

Le jour suivant : « Salut, c'est encore moi ! » Et ainsi pendant presque une semaine. Il nous empêchait bien un peu de travailler, il était bien un peu trop dans nos jambes, mais qui aurait eu le coeur de le mettre à la porte ? Il était si gentil.

Et puis un jour, il est venu nous faire ses adieux. Il avait troqué son T-shirt bleu et son short contre une chemise et un beau pantalon propre : ses vacances étaient terminées et il rentrait à Paris poursuivre ses études. Nous lui avons souhaité bonne chance avec un sourire un peu gêné. A son départ, le soupir de soulagement que nous nous attendions tous à pousser en choeur est resté coincé à mi-glotte, et, le croiriez-vous, le lendemain, la maison nous a paru un peu vide : Pêche-aux-moules nous manquait.

Joelle
Les Jeux de Jérémie : Joëlle compte les points...


| retour sommaire |



Chant 11

Pardon,

Madame

.

Le jour où l'Union Européenne de Radiodiffusion décernera l'Oscar du gaffeur-sachant-gaffer, je me mets sur les rangs, et je crois avoir mes chances. Pendant La Parole aux estivants, j'ai donné du « Mademoiselle » long comme le bras à une charmante créature au bronzage savant, jusqu'à ce qu'on me fasse remarquer discrètement qu'elle était enceinte jusqu'aux dents.

Dans un sens, cela m'a rassuré, car je me demandais vraiment pourquoi son sourire était aussi étonnement large. A la fin de l'interview, ce n'était plus la Joconde, c'était la baleine hilare des mers boréales, et je n'arrivais pas à voir ce qui, dans mes propos, la réjouissait à ce point. En fait, elle m'a pris pour un distrait, et sans doute n'a-t-elle pas eu tout à fait tort. Il ne m'est pas encore arrivé d'oublier le matin d'enfiler mon pantalon, mais je commence à croire que cela pourrait bien m'arriver un jour.

Le propre des distraits étant de se distraire de la distraction des autres distraits, je ne résiste pas au plaisir de vous raconter ce qui est arrivé un jour à mon camarade londonien Zizi (rassurez-vous, c'est un surnom). Zizi est un vieux cheval de retour du journalisme parlé, invariablement costumé de velours et cravaté d'une lavallière, revenu de bien des choses, grand connaisseur en vins, et passé maître dans l'efficacité considérée comme l'art d'éviter les efforts inutiles. Cela se passait à la B.B.C. pendant le premier journal du matin. Dans cette digne maison, le journaliste de service pour « l'aube » passe en général la nuit dans un dortoir ad hoc ; un veilleur de nuit le sort du lit vers trois heures du matin (voyez comme les choses sont bien organisées). On se traîne alors vers la cantine, l'oeil pâteux et la langue en queue de castor, pour rédiger sa revue de presse entre deux tranches de bacon. Ou bien, si l'on est « d'info » il faut monter à la salle de presse, attendre que les dépêches tombent une par une pour les traduire et les présenter. Beaucoup de journalistes trouvent ce travail fatigant, mais pas Zizi.

Doué d'une heureuse nature, il ne se réveillait nullement quand le veilleur venait lui tirer les orteils, mais se levait néanmoins sans broncher, s'habillait en somnambule, préparait tranquillement son petit journal toujours en roupillant, et n'ouvrait l'oeil pour de bon qu'une fois descendu au studio, lorsque s'allumait la lampe rouge (verte à la B.B.C.).

Un matin, après le train-train coutumier, Zizi descend au studio, se rince les amygdales au bordeaux (une vieille habitude à lui) et au signal, annonce en bonne méthode d'une belle voix de basse « Ici Londres. Vous êtes à l'écoute des émissions en langue française de la B.B.C.. Voici nos informations. »

Un temps.

Un bon temps.

Le technicien affolé replie son journal dare-dare au risque de renverser sa tasse de thé. Que se passe-t-il ? D'un geste, Zizi le rassure et enchaîne, serein : « Mesdames, Messieurs, je me vois dans l'obligation de vous présenter mes excuses : je viens de m'apercevoir que j'ai laissé par mégarde mon bulletin d'information à la rédaction, là-haut, aussi, si vous le voulez bien, allons-nous entendre un peu de musique, le temps que je remonte le chercher. C'est au second, j'en ai pour une minute même pas. Excusez-moi. Je reviens. Pardon. » Un peu plus tard dans la matinée, la rédaction serrait les fesses avec un bel ensemble lorsque le Directeur de la section française est arrivé. Il était gonflé d'une colère bleue à se faire craquer les coutures, et une large estafilade à son menton montrait assez qu'il avait écouté l'émission en se rasant. « Le journaliste de service pour l'aube de ce matin aurait-il la bonté de passer à mon bureau ? » Puis il referma la porte. Zizi ramassa poliment un petit morceau de plâtre qui venait de tomber du plafond et sortit en soupirant : les six bourgeois de Calais à lui tout seul.

Rassurez-vous, les choses se sont arrangées : c'était le premier pépin d'une longue et honorable carrière, les orages du chef étaient aussi violents que brefs et trois jours plus tard, à son club, Monsieur le Directeur racontait l'histoire à qui voulait l'entendre, en ajoutant qu'il la trouvait bien bonne.

Il faut dire que si un animateur est, dans la plupart des cas, le maître de son émission, il n'est pas le maître de l'information, et que, dans ce domaine, mieux vaut ne pas être distrait. Pendant le Tour de France, Jérémie venait à quatre heures et quart, pendant la Parole, faire le point de l'étape. Ce flash était patronné par une marque d'eau gazeuse, qui avait axé sa campagne publicitaire de l'été sur la folie des bulles, la joie de vivre et la gaieté. En principe, suivant la formule consacrée : « Le point de l'étape vous est offert par... », je devais lire ma pube avant le flash.

Distraction de ma part, un jour, j'ai oublié ma formule, et j'ai simplement annoncé Jérémie. Devant son air étonné, j'ai compris mon oubli, me préparant à enchaîner après lui : « Le point de l'étape vous était offert par... » et à chanter d'un ton joyeux la folie des bulles, l'allégresse et le youpi-qu'est-ce-qu'on-se-marre.

Or ce jour-là, rappelez-vous, un motard de la télévision avait trouvé la mort sur la route du tour, à la suite de l'imprudence d'un spectateur. En homme de radio consciencieux, Jérémie avait gardé cette information pour la fin de son flash, de manière à ménager une transition avec la publicité fofolle qu'il attendait au début. Nous voilà donc tous, opérateurs, touristes, invités, animateurs, sincèrement consternés par la triste nouvelle, et moi qui devais dire (qui devais parce que l'annonceur avait payé pour que son message passe à cette heure et pas à une autre), « Les coureurs du Tour oublient leurs efforts, effacent leur fatigue, savourent leur victoire dans la folie de... » !

Qu'auriez-vous fait à ma place ? J'avoue que je n'ai pas eu le cœur de vendre mon soda. Je l'ai faite en fin d'émission, ma pube, et d'une voix qui certainement n'a convaincu personne. Et je n'ai pas encore reçu de plainte de l'annonceur.

On en reparlera, des annonceurs, et de la manière dont des messages publicitaires, soigneusement élaborés par une équipe de spécialistes pesant chaque mot et chaque virgule, se trouvent sabordés par un lapsus, un fou-rire ou une distraction.

Gaffeurs, mes frères, vous seuls pouvez comprendre. Vous seuls ne jetterez pas la pierre à cette journaliste anglaise qui avait appelé un Nonce du Pape « Votre Monticule » au lieu de « Votre Éminence ». Vous seuls ne mépriserez pas cette autre journaliste qui, retrouvant à un cocktail de presse un vieil ami, devenu un de nos plus éminents critiques et membre de l'Institut, lui rappelait à haute voix et devant tout le monde la misère de leurs débuts communs, quand tous les deux écrivaient pour survivre des romans à l'eau de rose pour les Belles Collections Populaires, sans s'apercevoir de l'horrible impair qu'elle était en train de commettre envers un homme arrivé qui aurait préféré oublier un départ aussi peu glorieux. Je vous promets de ne pas rire lorsque dans une gare vous vous informerez de l'heure du prochain train auprès d'un officier de marine. Et je compatirai si vous demandez un jour votre chemin à un gardien de la paix, en l'abordant, comme je l'ai fait un jour, d'un respectueux « Pardon madame... ».


Thierry Lugué
Thierry Lugué remplace à la console
un Richard Pédrosa méfiant



| retour sommaire |



Chant 12

Au milieu de sa phrase

avec une patte en l'air


Écrire un texte publicitaire, c'est un métier. Ça n'a l'air de rien, comme ça, mais c'est fait par des spécialistes qui, après étude de marché, étude de motivations, sessions de groupe s'il le faut (très à la mode, les sessions de groupe), ont choisi pièce par pièce les associations d'idées, les mots et les syntagmes qui iront droit au cœur de la ménagère, du buveur ou de l'automobiliste, bref, droit au cœur du client, et par conséquent droit à sa bourse.

Ce texte, parvenu à la station, est pieusement recopié sur un formulaire spécial, le sacro-saint justificatif. La douce Monserrat m'en a expliqué l'utilité à plusieurs reprises et sur des tons divers allant du murmure incantatoire et initiatique aux foudres du jugement dernier, on passant par la patience puéricultrice, l'accablement annonciateur du suicide et les dents serrées sur une rage contenue, de l'index pédagogique hachant l'air aux jurons énergiques du noble castillan, du torrent de détails pratiques à la lenteur prudente de l'éducateur pour débile mental, de la carotte au bâton, du buccin menaçant à l'harmonium moralisateur.

Si j'ai bien compris, ce justificatif, dûment complété, avec date, heure de passage à l'antenne et signature de l'animateur, est envoyé à l'annonceur, comme preuve que sa publicité est effectivement passée à l'antenne. C'est dire qu'il est déconseillé d'y faire des petits dessins, des commentaires, des taches de gras, ou de s'en servir pour nettoyer son tuyau de pipe.

Pourtant, les taches de gras...

Je finissais le Magazine à deux heures. Michel prenait la relève. Je n'avais évidemment pas eu le temps de déjeuner, et souvent, lorsque nous travaillions sur la terrasse, Michel arrivait avec un « sandwich du Chef ». Le Chef, c'était Bernard, chef parmi les chefs. Il exerçait ses talents dans le restaurant le plus proche de la station et lorsqu'on lui demandait un SSPAA, Sandwich Spécial Pour Animateur Affamé, il prenait carrément un pain entier, le coupait en deux, et y alignait un repas : pâté, rillettes, tomates, saucisson, jambon, bœuf, œuf, laitue et fromages, généreusement accompagnés de condiments divers, beurre, mayonnaise, ketchup, vinaigrette, cornichons, petits oignons, persil et j'en passe. Il n'y avait même plus de place dans le pain pour les canettes de bière : il fallait les tenir de l'autre main. Alors, évidemment, certains justificatif s'en sont ressentis, c'était fatal. Mais cela ne nuisait pas au son.

En revanche (n'écoutez pas, messieurs les annonceurs), opérateurs et animateurs avaient pour jeu favori d'essayer par tous les moyens de faire se planter le petit copain à l'antenne. Les méthodes étaient des plus variées.

Cela pouvait consister à essayer de surprendre sa victime par un fond sonore judicieusement sélectionné. A Radio Andorre, les animateurs sont leurs propres programmateurs, c'est-à-dire qu'ils choisissent eux-mêmes les disques qui passeront pendant leur émission. Mais lorsqu'il s'agit seulement de fonds sonores pour les publicités, c'est le technicien qui pioche selon son inspiration dans la boîte à « instrumentaux ». L'animateur n'a qu'un geste à faire, mimer un violoniste, pour exprimer son désir d'avoir comme prochain disque un fond musical. Autant dire que ce geste surprend plus d'un visiteur non prévenu.

Bref, si l'opérateur est d'humeur badine ou si un autre animateur passe par la cabine technique avec une idée derrière la tête, il peut se passer des choses. Venez-vous de vous préparer à dire d'un ton pénétré les dangers encourus par le malheureux qui n'a pas souscrit une assurance chez X ? On vous envoie dans le casque un paso-doble rugissant, votre voix, que vous vouliez caverneuse, s'étrangle dans un hoquet ; c'est raté. Vexé, vous décidez de faire sans musique votre publicité sur l'huile de table Y ? On vous envoie sans rire Tiens, voilà du boudin. Je voudrais vous y voir, vous ! Allez exprimer la joie de vivre entre jeunes avec le chewing-gum Z, sur un fond de psaume en grégorien. Allez mettre dans votre voix toute la tendresse du monde pour vanter des produits pour bébé, quand on vous offre en prime Sambre et Meuse.

Une autre méthode consiste à intervenir gentiment dans l'émission du voisin : vous bavardez à l'antenne le plus naturellement du monde et au moment où votre victime va attaquer une pube, vous faites un jeu de mots, de préférence très mauvais et très alambiqué, de manière qu'il faille un certain temps pour le comprendre et s'apercevoir qu'il est complètement idiot. Grâce à ce temps de retard, l'autre est déjà au milieu de son texte au moment où il comprend, et si votre calembour est suffisamment atroce, il joue à merveille son rôle de peau de banane à retardement.

D'autres procédés, pour primitifs qu'ils soient, n'en sont pas moins efficaces. Si le sujet est tant soit peu chatouilleux, vous jouez sur du velours (sinon, un verre d'eau dans le cou peut faire l'affaire). Vous jouez sur du velours, parce qu'il se retient. Faire rire quelqu'un n'est vraiment drôle que si ce quelqu'un essaie de ne pas rire. Or, si le jeu du perturbateur est d'essayer de vous faire déraper, le rôle du perturbé est de tout faire pour que cela ne s'entende pas.

Il y avait entre autres un animateur particulièrement imperméable à l'humour qui s'exerçait à ses dépens, et qui jouait à merveille le rôle du perturbé-qui-ne-veut-pas-que-ça-se-sache. Un jour, alors qu'il était embarqué dans un texte assez longuet, on (juré, ce n'est pas moi) lui a dévissé son micro de la perche, et, petit à petit, on l'a éloigné de sa bouche. Il se penchait en avant, le malheureux, pour que cela ne s'entende pas, mais le micro s'éloignait inexorablement. Il s'est retrouvé à plat-ventre sur la table. Alors le micro a monté. Il s'est mis debout sur la table. Puis le micro eut la fantaisie de descendre. Mais de descendre au ras du sol. Toujours lisant son communiqué, l'animateur consciencieux s'est mis à quatre pattes. Il suivit docilement un trajet sinueux, nez au tapis, sur quoi il arriva enfin au bout du texte et de ses peines. Pendant le disque qui suivit, il fut porté en triomphe par les autres animateurs descendus pour voir ça : à l'antenne, personne n'avait rien remarqué !

Et quand cela se remarque ? Alors là, quand cela se remarque, c'est encore meilleur. Car c'est ce qu'il recherche, l'annonceur, qu'on remarque son message. Et c'est ce qui sauve certains textes mal faits. Je me rappelle en particulier certaine publicité tellement mal fichue, rédigée dans un français si approximatif et si bancal qu'on se trouvait régulièrement au milieu de sa phrase avec une patte en l'air, pédalant en plein brouillard et ne sachant comment en sortir. On avait beau lire et relire le texte à l'avance, essayer d'en tirer un sens, une intonation, au moins une idée générale, rien n'y faisait : nous nous faisions tous régulièrement avoir. Eh bien les visiteurs nous en parlaient, de ce message, et ça les amusait beaucoup. Du jour où il fut modifié par son rédacteur pour plus de clarté, il perdit tout son mystère, et nous apparut dans sa nudité terne, grise et flasque. Personne n'y fit plus attention. Nous avons conclu qu'elle n'avait de succès que parce que personne n'y comprenait rien. Et Lionel a même ajouté : « Dans le fond, à la télévision, les dramatiques, c'est la même chose. »


Michel Borry
Michel Borry



| retour sommaire |




Chant 13

Sales gosses !

.

Andorre ou la joie de vivre ! Animateurs en liberté dans la grande maison blanche, sous le regard indulgent et amusé du Big Boss, sous l'oeil parfois un peu inquiet du personnel administratif : « Qu'est-ce qu'ils vont encore inventer ? »

Anna, la vénérable secrétaire de Direction, n'aimait pas du tout qu'on lui fasse danser quelques pas de rock quand on les croisait dans le couloir, ou qu'on lui coure après en réclamant une bise : « Sales gosses ! » Mais je reste persuadé qu'elle nous aimait bien. Juana, la non moins vénérable disquaire-en-chef, un des piliers de la maison, qui sillonnait les bureaux en faisant claquer ses doigts sur des rythmes divers, mais toujours avec une égale bonne humeur, ne se fâchait pas quand on la coinçait entre deux portes, par jeu, « pour la draguer » ; d'une voix à la Gainsbourg, mâtiné satyre du bois de Boulogne, on lui demandait si elle venait souvent ici, si elle habitait chez ses parents, si elle était seule ce soir... En revanche, la sage Mercédes supportait très mal qu'on l'attrape au lasso avec de vieux morceaux de bande magnétique : « Ce que vous pouvez être fatigants ! ». La douce Montserrat, déjà citée, ne se prêtait guère non plus aux facéties des petits rigolos, et en général évitait dignement la bousculade. Ses mises en plis impeccables ne s'en retrouvaient pas moins parfois un peu froissées, ce qui donnait lieu à des mises au point virulentes : j'ai appris des mots nouveaux. Quant à la petite Marie, celle du Boulletin météo, elle n'était pas la dernière à jouer avec nous, à l'indignation de ses aînées, qui jugeaient sévèrement de tels agissements : « Passe encore pour les animateurs, ils sont tous fous à lier ; mais une secrétaire ! A chacun son bureau. »

Ah, les bureaux ! Comme ils variaient selon la personnalité de leur occupant. Vous connaissez le jeu classique des journaux où l'on demande au lecteur d'attribuer à plusieurs personnages l'outil qui leur convient ou le couvre-chef propre à leur fonction. Eh bien ç'aurait été vraiment enfantin, même pour un étranger, que d'attribuer à chaque animateur le bureau où il sévissait : Lionel-la-méthode, Joëlle-les-belles-images, Michel-la-pagaille, Thierry... la-fronde (aha) pardon, Thierry-les-posters-pop, sans parler de votre serviteur dont la bauge oscillait de façon imprévisible entre la nudité d'une cellule monacale et les flamboiements surréalistes d'un bric-à-brac sédimentaire à ranger à la fourche.

Comment ces bureaux pouvaient-ils porter à ce point la signature de leurs locataires, alors qu'on les voyait le plus souvent dans les bureaux des autres et le reste du temps dans les couloirs ? Comment, vaille que vaille, Olga arrivait-elle à récolter ses programmes pour la semaine suivante alors que les animateurs paraissaient toujours occupés à combattre la canicule en s'arrosant copieusement d'un bout de la maison à l'autre ? Le mystère reste entier. Le travail était fait sans qu'on s'en aperçoive. C'est peut-être un miracle supplémentaire à porter au crédit de la station.

De temps en temps, les courses-poursuites dans les couloirs avec un verre d'eau à la main, quand ce n'était pas carrément le seau, prenaient des allures de grand chahut pour pensionnat, et, certains soirs, il ne nous manquait plus que les polochons pour batailler notre saoul. C'est d'ailleurs pendant une course assez effrénée que Lionel et moi nous sommés retrouvés, lui sur le balcon, moi dans mon bureau, poussant chacun de toutes ses forces sur la porte-fenêtre. Seulement, je poussais sur le bois, et Lionel sur le carreau. L'inévitable s'est produit : le carreau vole en éclats. Le paisible Lionel se répand en jurons que je ne lui connaissais pas et patauge bientôt dans une petite flaque de sang : les doigts, ça saigne toujours beaucoup, et Lionel s'est fait une vilaine entaille. Course à pied chez la concierge, qui se lance dans d'interminables remontrances matronales, le tout en espagnol, et sacrifie sans hésiter une serviette impeccablement propre avant de s'affairer à la recherche de la trousse à pharmacie.

Lorsqu'elle la trouve enfin, nous sommes déjà arrivés à la clinique voisine. Lionel, qui a perdu un petit bout de chair dans la bagarre, arbore un teint verdâtre des plus impressionnants. Pour ma part, j'ai reçu un éclat de verre sur le front ; c'est inoffensif, mais cela saigne aussi de manière fort respectable. Joëlle fait l'interprète. L'interne espagnol de service nous foudroie du regard en apprenant comment ça s'est passé : « A votre âge ! Sales gosses ! »

Les soins donnés, nous rentrons à la station, avec des têtes de gamins penauds grondés par le garde-champêtre. Thierry, sensible, s'est éclipsé. Ce fut lui la grande victime : le lendemain soir, alors qu'il était en émission, Lionel lui apporta, soigneusement enveloppé dans du papier d'aluminium, un petit morceau de jambon, aimablement fourni par le mari de Montserrat, maître-queux d'un restaurant voisin. « Regarde, dit gravement Lionel, j'ai retrouvé sur la terrasse le petit bout de doigt qui me manquait. » Thierry faillit tourner de l'œil et laissa passer trois disques avant de pouvoir reprendre le micro. Sales gosses !

Par ailleurs, ce même Thierry, un tantinet casse-cou, exerçait ses talents de cascadeur, et avait mis au point une chute avant dans l'escalier, assez spectaculaire, avec grand fracas de sabots sur le bois des marches, qui en a trompé plus d'un. Michel, dont les faiblesses pour le répertoire ou la personne de Carène Chéryl n'étaient ignorées de personne, n'en chantait pas moins invariablement La belle auberge du Cheval Blanc d'une voix à faire trembler les vitres, et qu'on subissait de la discothèque à la salle de presse. Joëlle pratiquait le montage-photos, et collait la tête de notre aîné Jean-Jacques sur des corps de mannequins découpés dans des journaux de mode, Jean-Pierre grattait sur une guitare abandonnée (à peu près dans le même état de délabrement que le piano du studio) un répertoire effroyable, où il associait sans vergogne la dentelle de Jeux interdits aux exploits du Père Dupanloup, ou le dernier slow sirupeux aux prouesses des trois orfèvres, parfois même avec les paroles, ce qui donnait un résultat pour le moins curieux.

Un jour où je devais donner lecture, au cours du Magazine, d'un arrêté communiqué par la Préfecture de la Haute-Garonne, j'ai demandé à Jean-Pierre de le lire pour moi au micro, histoire d'introduire un peu de variété dans les voix. « Je suis désolé, mon vieux, je ne peux pas être à la station à l'heure du Magazine. Je vais t'enregistrer ça au studio B. »

Quelques instants plus tard, il redescendait avec un petit bout de bande magnétique. Ce n'est que plus tard que je me suis rappelé le demi-sourire qu'il avait en me tendant le bobineau.

Donc, au cours du Magazine, j'annonce mon arrêté préfectoral. Un signe à l'opérateur. Le magnéto démarre : on entend quelques accords de guitare. Je saute sur l'interphone : « Marc, tu es sûr que c'est le bon bobineau ? » Signe de tête affirmatif. Je tends l'oreille. Marc s'effondre, plié en quatre sur sa console, rien qu'à voir la stupeur qui se peint sur mon visage : c'était bien l'arrêté préfectoral sur l'acquisition et la détention des armes à feu, et c'était bien Jean-Pierre. Il n'avait pas changé un iota, pas une virgule au texte que je lui avais confié. Seulement, d'un bout à l'autre, il l'avait chanté !


Lionel Cassan
Lionel Cassan

| retour sommaire |




Chant 14

D'épais sapins

en ombragent les alentours

.


Il a été question, dans les chapitres précédents, de masses d'eau sans récipient autour, traversant l'atmosphère, depuis un animateur A, considéré comme émetteur, jusqu'à un animateur B, considéré comme récepteur. C'est que nous étions tous, par ces temps de canicule, des fervents de l'hydrothérapie, à condition qu'elle se limite à l'usage externe. Un verre d'eau, c'est fait pour être versé sur les petits copains, pas pour être bu, malheureux ! Il est, Dieu merci, des liquides plus honnêtes à mettre dans un verre pour absorption par voie orale.

Pour compléter nos ébats aquatiques, il y a aussi l'émetteur : situé à quelque distance de la station (un quart d'heure par route et ciel dégagés, ou alors, en période de solides embouteillages, entre deux heures et trois jours), l'émetteur joint à son aspect architectural traditionnel la particularité technique d'un refroidissement par eau. Mais au lieu d'être contenue dans des radiateurs ou dans une bête citerne, l'eau est recueillie dans un bassin astucieusement aménagé en piscine. Croyez-moi, après avoir absorbé la chaleur dégagée par les composants d'un émetteur de 300 000 Watts, l'eau arrive en piscine à une température paradisiaque. D'épais sapins en ombragent les alentours, séparés seulement par la saignée du feeder qui amène la modulation de l'émetteur aux antennes dominant le lac d'Engolasters. C'est évidemment aux heures les plus chaudes de la journée que la piscine de l'émetteur avait le plus de succès. Les jeux de onze heures et demie mobilisaient Jérémie comme maître de cérémonies, Joëlle pour les publicités, traditionnellement dévolues à une voix féminine, et Thierry pour l'accueil, la sélection et les récompenses des candidats, plus tous les autres animateurs, qui s'offraient une pause après une rude matinée de travail (sic) ; tout ce monde-là filait en général faire trempette dès les premières mesures de l'indicatif de l'émission suivante : la mienne.

Plus d'une fois, entre deux appels de nos correspondants régionaux, ai-je reçu d'aimables coups de téléphone sur la ligne directe reliant l'émetteur au studio : « Qu'est-ce qu'on se marre... L'eau est formidable... Pourquoi tu ne viens pas ? » Rivé à mon micro comme un forçat à sa chaîne - (petite note discrète de réalisme lyrique), je me bornais à esquisser un pâle sourire et à leur dire gentiment combien je m'associais par la pensée à leurs jeux et à leurs ris : « Ah, c'est malin ! Tas de salopiots ! Bande d'affreux ! Fesses d'huître ! » et autres propos amènes, ciment de cette belle et franche camaraderie qui... etcetera etcetera.

Une demi-heure plus tard, fin du bain : re-téléphone : « On se fait un ping-pong dans le grenier de l'émetteur et Joëlle n'a pas envie de jouer. Tu viens, dis ? » Il me fallait alors respectueusement attirer leur attention derechef sur le fait que, bande de ceci, fils de cela et têtes d'autre chose, j'avais mon magazine, entendez-vous, ma-ga-zine, avec des tas de pages en couleur dont ils pouvaient faire des cocottes si le coeur leur en disait, eh, tas de veaux !

Ces affables civilités n'ont pas toujours été à sens unique, notez bien, et Jérémie a tenu à mon égard un discours descriptif des plus fleuris le jour où je l'ai appelé « d'urgence » à l'émetteur, ce qui l'a obligé à sortir de la piscine, à se sécher, à se rhabiller, à monter quatre à quatre l'escalier de la salle de contrôle pour s'entendre demander d'un ton d'exquise urbanité s'il n'avait pas du feu s'il te plaît, excuse-moi de te déranger, mais ma boîte d'allumettes est vide.

N'allez pas croire cependant que je n'aie pas eu ma part des joies de l'émetteur. En fait, l'émetteur proprement dit était ce qu'il y avait pour moi de moins intéressant : une fois qu'on a fait le tour de l'équipement technique, une fois qu'on a constaté que la R.F. est si forte que si l'on s'approche du départ du câble-feeder qui monte aux antennes, en tenant un tube au néon, ce tube s'allume dans la main sans être autrement branché, on en reste là, à moins d'être un spécialiste. Mais il y a bien d'autres richesses inaccessibles au visiteur, pourtant toujours accueilli le plus aimablement du monde par Madame Cousse, celle qui m'avait sans rire remis dans le droit chemin le jour de mon arrivée.

Le visiteur n'a accès ni à la piscine ni à la table de ping-pong, mais il n'a pas non plus accès au studio de secours. Pourtant, combien d'archéologues de la radio seraient passionnés par une telle visite.

Pour le cas, rarissime, où une défaillance technique ou un glissement de terrain couperait le câble spécial qui relie le studio à l'émetteur, on a prévu un studio de secours, permettant de poursuivre les émissions coûte que coûte, depuis l'émetteur même. Comme ce studio sert à peu près aussi souvent au direct qu'on accorde des augmentations au personnel (autant dire que, depuis Charlemagne, il n'a guère été mis à contribution), la Direction, en son immense sagesse et économie, n'a pas jugé utile de l'équiper en matériel ultra-moderne ni de le décorer à outrance.

Entendez par là que, côté cabine technique, la console de mixage doit dater, sinon de fondation de la station en trente-neuf, du moins de la grande réfection des années cinquante, et que le magnéto 1 fait penser un peu à ces machines à coudre à pédale rééquipées sur le tard d'un moteur électrique par quelque neveu avant-gardiste et bricoleur. Côté studio, c'est encore plus joli : devant une table en bois blanc couverte de graffiti divers et surmontée d'un micro, pardon, d'un microphone de plus pur style Vincent Auriol, un fauteuil que je reconnais pour l'avoir vu sur une des photos du salon de réception le jour de l'inauguration. L'animateur imprudent qui s'y assiérait sans une ample provision d'annuaires téléphoniques aurait le nez au niveau de la poignée du tiroir et se verrait donc ôter tout espoir d'être entendu et du microphone et de l'auditeur. Il va de soi que tout cet ensemble paléotéhésséfique, pour antédiluvien qu'il paraisse, n'en est pas moins entretenu avec un soin jaloux par les spécialistes maison, que tout cela baigne dans l'huile et fonctionne parfaitement, à la grande surprise du profane.

Résumons nous : dans la salle de ping-pong, la porte du studio de secours, celle de sa cabine technique, pour mémoire la porte d'un mystérieux coffre-fort dont la clé s'est perdue dans la nuit des temps et que personne n'a jamais réussi à ouvrir, et puis une troisième porte, celle d'un vaste grenier où les grains de poussière dansent dans les rayons du soleil qui filtre par les volets clos dans une chaleur âcre pour greniers de vacances à la campagne. Quand l'oeil s'est habitué à cette demi-obscurité propice aux découvertes émerveillées, on découvre un bric à brac indescriptible où se mêlent des géraniums en pot, les jouets abandonnés des enfants du gardien, et la collection de pièces de rechange et d'épaves.

Entre un résidu de console volante pour émissions en extérieur et un standard téléphonique sensiblement plus vénérable que Mathusalem, une des lampes au mercure soeurs de celles de l'ancien émetteur (bien sûr qu'il est lui aussi en état de marche), un monstre de soixante-dix centimètres de haut, en verre soufflé, avec les branches tentaculaires d'un cactus mexicain, des électrodes aux formes biscornues et, à la base, la petite cuvette où cligne le vif-argent. Sur des étagères, transformateurs alignés, rhéostats de récupération, composants de rechange, un gramophone dont on se demande bien comment il a pu échouer ici, une baignoire - je vous jure que je n'invente rien -, un ours en peluche genre ancien combattant, une fourchette, pas de raton-laveur mais la collection complète des journaux de bord de la station depuis la révocation de l'édit de Nantes. Encore un trésor à examiner soigneusement et avec le temps, plus tard, plus tard...

Je ne pense pas vous surprendre en vous disant que mon guide, lorsque j'ai découvert pour la première fois cet autre champ de fouilles fut... devinez : Joëlle, bien sûr. Ce Champollion en jupons trouverait des ruines gallo-romaines en haut des tours de la Défense. Elle n'en tire d'ailleurs aucune vanité. Un jour où, après trois heures de piscine, je lui demandais si elle avait souvent récolté des choses à l'émetteur, elle m'a répondu : « Souvent, oui, des coups de soleil. »


Joelle
Joelle Minier

| retour sommaire |


Chant 15

Michel n'avait pas

de grand-mère

dans l'édition musicale

.

Allô, c'est toi Mémé ? Michel à l'appareil... Pas mal et toi ? Ca va, ici, ça tourne. On a plein de visiteurs à la station, avec les jeux et tout ça... Comment ? Oui, plutôt plus, tu sais, il y a des jours où ça dépasse le double... Eh bien justement, tu fais bien d'en parler : Love me like a stranger, si tu pouvais m'en envoyer une cinquantaine... Evidemment que ça passe à la programmation, tu me fais marrer, sinon, on ne m'en demanderait pas. Bon, eh bien alors je compte sur toi. Allez au revoir, Mémé. Salut. A un de ces quatre. » Et Michel raccroche. Je m'informe : « Tu as une grand-mère dans l'édition musicale, toi ? »

Borry rit.

Le rire de Michel Borry, c'est encore un cas. Avec l'encaissement de la vallée, ça doit provoquer des avalanches tout l'hiver. Il doit avoir un diaphragme comme les biceps de Cassius Clay et des cordes vocales en aussière de quarante pour faire à ce point vibrer le chauffage central au moindre éclat de rire. Thierry, qui a une tournure d'esprit d'historien, prétend que si en soixante-dix on avait eu le rire de Borry, le Prussien eût été bouté hors nos frontières sans autre préjudice pour les frontaliers que les carreaux des fenêtres à changer et peut-être quelques ardoises à remettre en place. Richard l'opérateur soutient que depuis l'arrivée de Michel à la station, il avait fallu renforcer les disjoncteurs au contrôle et changer trois fois le vumètre. Et les vieux Catalans qui fument leur pipe le soir en crachant dans le Rio de Valira commencent à faire le rapprochement entre la constatation « Il n'y a plus de saisons » et l'apparition sur leurs transistors d'étranges fissures qui elles-mêmes ont coïncidé avec des borBORRYgmes inquiétants et bizarres.

En tous cas, Michel n'avait pas de grand-mère dans l'édition musicale : « Mais d'où sors-tu, toi ? tu n'as jamais entendu parler de Mémé dans le métier ? Et Ibach, ça te dit quelque chose ? »

Ibach, oui, ça me disait quelque chose. Père spirituel (si j'ose dire) de Carène Chéryl, (je commençais à saisir le rapport avec Michel), ancien collaborateur de Claude Carrère, lui-même père spirituel de Sheila.

C'est d'ailleurs Ibach qui a découvert Ringo. Si mes souvenirs sont exacts, Ringo lavait des voitures à Paris quand Mémé l'a remarqué, lui a trouvé de l'allure et lui a offert un bout d'essai en studio. Comme ça n'a pas trop mal marché, Claude Carrère l'a engagé dans son écurie, ce qui n'a pas été une trop mauvaise opération.

Et puis l'apprenti Mémé devenu bon ouvrier part s'installer à son compte selon un schéma classique, en misant sur la carrière de Carène Chéryl, sans négliger pour autant la distribution d'autres artistes, en particulier Touch of Love dont parlait Michel.

C'est vrai qu'au hasard des rencontres, chacun a son petit faible pour tel chanteur ou tel groupe, dont le contact lui a plus à moins que ce ne soit telle maison de disques qui ait une attachée de presse particulièrement chère au coeur, toujours débordant d'affection, d'un animateur.

Mais rien ne remplace l'interview. C'est autour de l'interview, ou bien au cours de la « petite bouffe » qui précède ou qui suit, que les contacts se nouent...ou ne se nouent pas. Désigné par l'assemblée des animateurs pour interviewer Mireille Mathieu, venue à Andorre, Jérémie se creusait la tête pour trouver le petit truc qui ferait clic. Et voilà qu'il tombe, dans un hebdomadaire un peu ancien, sur une interview où Mireille parlait d'une vieille tante à elle, pour qui elle professait une tendresse toute particulière, Bon, ça ! Le voilà, le point de contact. Et d'engager la conversation sur la tantine bien-aimée. « C'est vrai, pauvre Tantine, soupire Mireille, elle est morte il y a deux mois. » Jérémie, jamais à court de réplique, a su immédiatement redresser la situation, alors qu'à sa place, ayant mis les pieds dans le plat de la sorte, je les aurais agités un bon moment avant d'arriver à les en sortir et à m'en sortir moi-même, par la même occasion, si possible, mais il m'a avoué par la suite qu'il avait eu bien chaud. Ce n'est pas toujours facile d'établir le contact.

Il y a des chanteurs qui plaisent et d'autres non. Untel, par exemple, dont les disques marchent très bien, nous a fait une interview excellente, drôle, sympathique, détendue, mais avant et après, c'était la tour d'ivoire la plus hermétique qui soit : boulot boulot, seul le travail compte. Z., en revanche, nous a fait passer une soirée formidable, a été brillant à table, marrant, ouvert et tout, et le lendemain au micro, impossible de retrouver cette atmosphère.

A moins, bien sûr, que le Directeur Artistique ne s'en mêle. A la fois Gepetto, baron Frankenstein et Pygmalion, fabricant, cornac et manipulateur de sa création, le Directeur Artistique, présent à la moindre interview pour certaines vedettes particulièrement télécommandées, invente une enfance malheureuse ou dorée, fiance et défiance, programme des accidents auxquels on échappera de justesse, et décide des états d'âme de son « produit ».

Pour ma part, j'ai eu le bonheur de ne jamais encore participer à ces interviews en deux temps où l'animateur, en répétition et hors antenne, pose ses questions non au jeune espoir mais directement au Directeur Artistique, qui répond comme s'il était en cause lui-même : « J'ai débuté dans la chanson quand j'étais tout jeune... ». Après quoi, à l'antenne, les mêmes questions sont posées à la vedette qui reproduit mot pour mot, intonation pour intonation, avec les silences, les hésitations qu'impose la recherche d'une réponse sincère et spontanée, les déclarations du manager.

Et puis il y a l'attaché(e) de presse de la maison de disques. Périodiquement, il (elle lorsque la majorité des programmateurs de la maison est masculine) téléphone pour s'enquérir comme ça, en passant de la fréquence des passages à l'antenne de son dernier poulain. Si cela ne suffit pas, elle alerte le fan-club pour qu'il téléphone ou écrive en masse au prochain hit-parade. J'ai même reçu une carte postale réclamant à cors et à cris tel chanteur obscur, signée « une auditrice parisienne », alors qu'on ne peut pas encore capter impeccablement Radio Andorre à Paris), et tracée d'une écriture qui m'a paru familière. J'ai décroché mon téléphone :

« - Allô, Totoche, merci pour ta carte à propos de X.

- Ah bon tu l'as reç... Quoi ? Tu as reconnu l'écriture ?

- Ben voyons. Mais je vais te le passer, ton disque...

- Tu es chouette !

-... mais en racontant l'histoire de la carte.

- Salaud ! »

Si on ne peut plus rigoler, alors...

François Chevalier
François Chevalier

| retour sommaire |



Chant 16

Comment défaillir

sans réellement essayer

.

Les défaillances de matériel, même et surtout momentanées, sont toujours un source inépuisable de gags, et par conséquent d'anecdotes pour les anciens combattants de la profession. Chacun sait, par exemple, que la meilleure manière d'agir pour qu'une bande magnétique se rompe ou se transforme en sac de noeuds au moment précis où elle doit être entendue, c'est d'essayer de la faire passer à tout prix pour du direct. Cela est admis une bonne fois pour toutes et ne se discute même plus. Enregistrez : « Ici Tartempion qui vous parle en direct de tel endroit... » et essayez de le diffuser : vous verrez que la bande va ralentir, accélérer, passer de la voix de Kojak à celle de Donald, avant de s'entortiller gentiment dans les recoins les plus inaccessibles du magnétophone, selon le patron de tricot bien connu des possesseurs d'appareils à cassettes.

Mais un tourne-disque... Il y a une chance sur cent pour qu'un tourne-disques professionnel ne parte pas. Eh bien la seule fois où j'en ai vu un se coincer, c'était le jour où un camarade avait prévu à son programme deux disques à suivre dont les deux titres joints formaient une phrase complète assez cocasse. Le premier était quelque chose comme : Ce soir on chante l'amour. Je ne me rappelle plus l'autre ; mais je me rappelle que l'opérateur avait calé le disque de manière qu'il démarre non sur l'introduction musicale, mais sur les premières paroles. Désannonçant son premier disque, le pauvre animateur clame d'un ton joyeux : « Ce soir on chante l'amour, un bel enchaînement avec... »

Grand geste vers la cabine.

Le disque suivant ne suit pas.

Un blanc.

Le premier centième de seconde d'effarement écoulé, l'animateur fait un signe pour demander le micro. La lumière rouge (blanche à Radio Andorre) s'allume, et au moment précis où le malheureux ouvrait la bouche pour s'en tirer par une pirouette, le disque repart et lui coupe la parole sans plus de façons, le laissant moyennement content.

Dans ces cas-là, le mieux est de ne pas insister.

D'ailleurs, les défaillances de matériel ne sont pas toujours imputables à la station : d'autres organisations ont leur part de responsabilité, entre autres le téléphone.

Certain jour, une inauguration présidée par des personnalités importantes (parmi lesquelles, je crois, le locataire de l'Elysée, ou Madame) devait être couverte par deux radios, dont Radio Andorre.

Une meute de techniciens de tous poils envahit les lieux, paquets de câbles dans tous les sens, directives péremptoires des spécialistes du téléphone, branchements, tests... feu vert.

L'autre radio décide de commencer son reportage la première, histoire de gratter Radio Andorre au poteau : à leur station, ils mettent à l'antenne leur ligne téléphonique spéciale. Eh bien savez-vous ce qu'ils ont entendu, ce que tous LEURS auditeurs ont entendu ?

Quatre mesures d'une musique allègre suivies d'une voix de femme proclamant sur un joli timbre de soprane : "Aqui Rrrradio Andorrra. » Il paraît que ça a chauffé pour les responsables.

Défaillance humaine, défaillance technique, même les stations les plus anciennes, les plus respectables et les mieux rodées ne sont pas à l'abri de ce genre d'incidents, pas même la vénérable B.B.C., « Tante Beeb », comme disent les Anglais. On sait que le service international de la B.B.C. émet à la fois sur ondes moyennes à destination de l'Europe et sur ondes courtes à destination du monde entier. Une émission en ondes courtes, pour la B.B.C., ne se fait pas comme les autres : comme les conditions de réception sont très inégales, tout est mis en oeuvre pour que le message soit clair : on évite en général de parler sur de la musique, et en tous cas, on s'efforce de parler beaucoup plus lentement, avec des pauses plus marquées. Et si, pendant ces pauses, on a envie de se racler la gorge, on a à sa disposition, dans les studios de la B.B.C., un bouton-toux, la cough-key, qui vous permet de couper temporairement votre micro pour tousser un bon coup.

Fort de cet instrument, un journaliste qui n'aimait pas Harold Wilson avait imaginé, à la fois pour se défouler et pour scandaliser ses camarades, de ponctuer un article sur les affaires intérieures britanniques de commentaires de son cru sur la personne de celui qui était alors premier ministre, en appuyant discrètement sur la cough-key. Cela donnait quelque chose comme ceci :

Mr. Wilson - (bouton-toux) ce vendu - a donné hier soir une conférence de presse - (bouton) le cuistre - au cours de laquelle il a déclaré aux journalistes - pauvre mec - que ses intentions pour l'avenir - qu'il crève - étaient... etc. » Le fin plaisant savourait son triomphe en jouissant de l'air ahuri de ses camarades présents dans le studio, lorsqu'il vit que, derrière la vitre, cet ahurissement était partagé par le chef d'antenne : ce jour-là, le bouton-toux n'avait pas fonctionné et l'auditeur un peu surpris a pu entendre à la fois l'information impartiale, et le commentaire, qui l'était moins. Curieusement, ce journaliste a disparu de la B.B.C. peu de temps après, allez donc savoir pourquoi.

Car enfin, si l'on devait mettre à la porte tous ceux dont les commentaires personnels débordent sur l'antenne, j'aurais sur la conscience la mise à pied de l'excellent René Hervé. Depuis son studio dominant la plage de Biarritz, René nous envoyait reportages et interviews sur les brillantes soirées de ce haut-lieu estival ; à son micro ont défilé des personnalités en nombre impressionnant, et ce m'est toujours un grand plaisir que de bavarder avec lui au téléphone.

Or, j'avais remarqué qu'en attendant d'avoir l'antenne, il chantonnait souvent avec le disque qui passait. Il ne m'en fallait pas plus pour demander à Marc, l'opérateur, d'ouvrir la ligne de Biarritz afin de faire profiter tous les auditeurs du gai ramage de l'ami René. Il lui fallait quelque temps pour s'apercevoir que cela « passait dans le poste », et je dois dire à sa louange que lorsqu'il s'en apercevait, il s'arrêtait de chanter sans le moindre juron. Dommage !

Or, un matin, avant l'émission, à l'heure où nous discutions au téléphone du contenu et de la durée de ses interventions, il m'annonce une interview exclusive de Jacques Chazot, enregistrée la veille au cours d'une soirée consacrée à la valse.

« Mais ajoute-t-il, mon interview est peut-être un peu longuette pour passer en une seule fois, alors on pourrait peut-être la couper avec de la musique. Si tu n'as pas peur des illustrations au premier degré, tu me trouves une valse de Vienne bien sentie. »

Je la lui ai trouvée, sa valse, et bien sentie : un Beau Danube Bleu asthmatique et catarrheux à souhait, massacré au-delà de toute décence par un orchestre assez particulier appelé le Portsmouth Symphonia ; assez particulier puisque pour en faire partie, il faut avoir étudié son instrument pendant moins de trois mois et se montrer particulièrement exécrable comme interprète : trois mesures correctes de suite y sont un motif de renvoi. De quoi donner de l'urticaire à un colibacille sourd-muet de naissance.

Pendant le Magazine, après la première partie de l'interview de Jacques Chazot, interview parfaitement réussie d'ailleurs, on envoie le Vilain Danube Bleuâtre. Marc, mis dans le coup, laisse le micro de René Hervé grand ouvert : c'est ainsi que tout un chacun put l'entendre, à demi étouffé par le rire, grommeler entre deux hoquets : « Le salopard... oh le salopard... » Nous, on a bien failli défaillir.

 
André Coll
André Coll

| retour sommaire |


Chant 17

Thierry,

téléphone !

.

« Tu sais, j'ai eu un coup de téléphone bizarre, hier soir.

- Je reprendrais bien une bière. Ah bon, quel style ?

- Un type qui parlait tout doucement, qui disait qu'il était animateur de radio, et puis de temps en temps, de grands silences, vraiment curieux...

- Et toujours en train de te demander s'il ne te dérange pas, je parie.

- Oui, tu sais ça comment ?

- Mais mon vieux Thierry, c'est un habitué. Ca fait des années qu'il téléphone régulièrement. C'est un dingue. »

Tête de Thierry. Son oeil est aussi rond que la pizza dans son assiette et il regarde fixement cet ancien de la maison avec qui nous sommes à table : « Tu le connais ? » Si on le connaît ! C'est Georges, enfin voyons ! Tout le monde connaît Georges. Georges est interné dans un asile psychiatrique et son grand plaisir, le soir, est de téléphoner à Radio Andorre pour discuter avec l'animateur de service. De temps en temps, un surveillant passe dans le couloir, alors Georges se cache sous un bureau, et puis il reprend son téléphone, s'excuse, raconte qu'il avait New York ou Zitrone sur l'autre ligne, et parle de ses projets d'émission pour la rentrée sur France-Inter ou R.T.L. Parfaitement inoffensif au reste. Son seul défaut est d'être assez collant, et tellement gentil qu'on n'a pas le coeur de l'envoyer balader une bonne fois pour toutes. D'ailleurs, il ne fait de mal à personne, et si ça peut lui faire plaisir...

Thierry avale son jus d'orange et l'information avec recueillement. Pourtant, il n'est pas au bout de ses surprises : j'avais fini par comprendre que dans cette maison, le premier avril se fête quotidiennement de juillet à septembre. Ce postulat admis, un soir, pendant l'émission de Thierry, j'enregistre sur cassette un étrange appel, de cette voix mi-Péchin mi-Francis Blanche qui est désormais traditionnelle lorsqu'on veut faire un canular téléphonique dans les règles de l'art. Un individu qui ne se nommait pas - et pour cause ! - réclamait une chanson de Mireille Mathieu, et devant le refus de Thierry, parfaitement prévisible puisqu'il s'agissait d'une tranche pop, passait aux menaces.

Gualbert, animateur de l'émission en espagnol qui suit, à vingt et une heure, l'émission de Thierry, se charge de faire passer, depuis son bureau, mon appel-bidon sur le téléphone du studio. Sur quoi, je descends m'asseoir à côté de Thierry, l'air dégagé, comme on dit, feuilletant nonchalamment un magazine, voilàvoilàvoilà...

« Thierry, téléphone !

- Allô, Messié Lougué, jé voudrais qué vous mé passiez une disqué dé Mireille Mathieu, pour ma fiancée...

- C'est à dire que...

- Non, c'est jouste oune disqué dé Mireille Mathieu, vous né comprénez pas ?

- Ecoutez, c'est une émission pop, et puis...

- Vous réfousez ? Vous réfousez ? Alors, vous lé ré-grét-te-rez, Méssié Lougué. Bonné nouit, Méssié Lougué. »

C'est un Méssié Lougué livide qui se retourne vers nous. Jean-Luc André a tout de suite reconnu ma voix, mais il a toujours su se tenir dans ce genre de situation. Joëlle, qui n'est au courant de rien, est pétrifiée, et pour ma part, je frôle tranquillement l'apoplexie.

« Hé, les copains, vous ne me laissez pas tomber... Moi, je ne rentre pas tout seul chez moi ce soir, hein, pas question. Déjà qu'hier, j'ai failli laisser ma peau...

- Ah bon ? »

Hé oui. La veille au soir, dans le parking à côté de son hôtel, Thierry avait eu besoin de rattacher ses lacets et avait posé sa pochette sur le toit d'une voiture pour avoir les mains libres. Seulement, la voiture contenait un espagnol en galante compagnie, lequel, considérant sans doute comme un outrage irréparable qu'un individu osât poser sa pochette sur le toit de son véhicule, était sorti, avec, comme il est naturel en pareille circonstance, un couteau à cran d'arrêt à la main. L'acier luisit dans la pénombre, mais Thierry court vite et les choses en restèrent là.

Seulement deux menaces en deux jours, cela faisait beaucoup. J'étais en train de me dire que l'aventure de la veille avait grandement contribué au succès de mon appel téléphonique, que j'avais trouvé somme toute assez peu crédible en le réécoutant.

D'ailleurs, Joëlle commençait à sourire ; Thierry comprendrait vite. Dommage, finalement ; ce serait plus drôle si ça durait un peu... Ca a duré : dix minutes même pas après son appel, le téléphone s'est remis à sonner :

« Allô, Monsieur Lugué, je ne vous dérange pas, au moins ? » C'était Georges !

Thierry a dormi chez un copain.

Il faut dire que le téléphone l'a toujours beaucoup impressionné. Déjà, la semaine précédente, il nous avait donné le spectacle d'une aimable frayeur.

Cela se passait pendant les Jeux Olympiques. Le flash sportif de Jérémie s'allongeait de jour en jour, au point d'avoir un soir largement dépassé les vingt minutes, ce qui pour un flash frise un peu l'indécence. Naturellement, pendant ce temps-là, les autres personnes présentes au studio se distrayaient comme elles pouvaient. Certains faisaient des pyramides avec les boites des bandes magnétiques, vous savez, ces grosses boites rondes, en fer-blanc ; lorsque l'édifice avait atteint un mètre de haut, on pouvait être certain qu'un écroulement éventuel ne passerait pas inaperçu à l'antenne... D'autres apportaient sur la table du studio les géraniums en pot de la terrasse et jardinaient : sarclage, désherbage, arrosage, surtout arrosage, d'ailleurs - « Tiens, ça coule ! » - bref, on s'occupait.

Or, ce soir-là, les brillants résultats des gymnastes soviétiques contraignaient Jérémie à des acrobaties de prononciation, et il était un peu nerveux.

C'est alors que Thierry a fait le cheval. Oh, en d'autres circonstances, le spectacle d'un monsieur galopant en rond autour de la table du studio n'eût rien représenté de particulièrement hilarant, mais Jérémie était lui-même assez excité : il s'est mis à rire. Et puis il a entendu dans le casque le son de son propre rire, alors il a ri davantage. Et quand il a voulu tout de même reprendre sa litanie d'imprononçables athlètes, ce fut l'effondrement. L'opérateur, prévenant, mit un peu de musique, et Jérémie reprit son sérieux et son flash. Nous, nous essayions de ne plus rire, pour ne pas trop perturber l'émission. Seulement, au moment précis où Jérémie paraissait avoir repris tout son sang-froid, il nous a vus, et il nous a vus sérieux.

Comme il n'ignorait nullement que ce sérieux apparent dissimulait en fait une hilarité himalayenne, il ne nous a plus vus hilares, il nous a imaginés hilares.

Et ce fut d'abord un léger tremblement dans la voix, puis quelques soubresauts au niveau de l'abdomen, puis une vibration du côté du pharynx : l'Etna se réveillait, il explosa. Un éclat de rire monumental secoua les antennes, ce fut la fin du flash. Trois disques passèrent. Et puis, le téléphone :

« Allô, Thierry ! Marquet à l'appareil. Alors, ce n'est plus de la radio, dans votre émission, c'est du cirque. Vous passerez me voir demain à mon bureau. Bonsoir !

- Bonsoir, Monsieur le Directeur. »

Les interventions directoriales sont d'autant plus efficaces qu'elles sont rares, c'est un phénomène courant ; tombant au milieu du studio, un coup de foudre aurait fait moins d'effet que ce coup de fil.

C'est un Thierry tirant sur le vert qui a donné trois pubes sinistres et annoncé ses disques d'un ton lugubre, en en faisant le moins possible.

Entre alors Jean-Luc André : « Salut. J'ai entendu le flash, tout à l'heure, qu'est-ce que c'était marrant ! » Curieusement, ses propos ne soulèvent pas l'approbation attendue. Certains visages ont même le regard fulminant qu'on adresse aux gaffeurs impénitents (et Dieu sait si je le connais, ce regard-là). On lui explique l'affaire d'un ton plutôt pincé. « Je suis désolé, les enfants, je ne savais pas... »

« Je ne savais pas. » Tu parles ! Le coup de téléphone, c'était lui.

| retour sommaire |



Chant 18

Nous prenons

notre plus belle plume

.

C'était aussi Jean-Luc André, accompagné, il est vrai, et dirai-je inspiré par votre serviteur, qui fut responsable d'un des plus jolis fous-rires de Joëlle à l'antenne.

Joëlle est une fille sérieuse qui aime « l'ouvrage bien faite ». Elle écoute les nouveaux disque avec application, elle prépare soigneusement ses rubriques sur un classeur d'écolière, elle lit consciencieusement les biographies des chanteurs envoyées par les directeurs artistiques (petites merveilles de fiction romanesque dont la lecture ne va pas sans quelques francs éclats de rire par ci par là) ; elle épluche la presse en quête d'informations pratiques susceptibles d'intéresser ses auditrices ; et en émission, elle travaille avec un des meilleurs opérateurs de la station, ce même Richard qui m'avait accueilli le jour de mon arrivée.

En voyant Richard à la console, on aurait pu croire que le métier d'opérateur est un jeu d'enfant : toujours le sourire aux lèvres, il approuvait le passage de ses disques préférés en dansant d'une fesse sur l'autre sur son tabouret, ne choisissait jamais une musique pour une pube sans jeter un coup d'oeil au programme pour voir ce qui venait avant et ce qui venait après histoire d'éviter les surprises, bavardait avec les visiteurs sans se laisser distraire, allait prendre une bouffée d'air frais sur la terrasse, revenait juste à temps pour éviter le blanc fatal, mais sans se presser, tout en décontraction, souple le poignet, rien dans les mains, tout dans les oreilles. Disques, publicités, jingles, tout partait au moment voulu et au quart de tour, les phrases musicales s'enchaînaient, la voix de Joëlle sortait, nette et fraîche, et... l'horaire était respecté !

Un jour, Jean-Luc André et moi nous étions mis en tête de faire pour Joëlle quelques jingles a cappella. Sitôt dit sitôt fait, nous prenons notre plus belle plume (non, je romance : nous barbotons au hasard le premier crayon à bille qui nous tombe sous la main) et en une heure même pas, nos deux Muses conjuguées produisent deux petits chefs-d'oeuvre de poésie pure. Afin d'éviter que des textes d'une aussi haute tenue ne tombent dans l'oubli, permettez-moi de vous les citer en toute modestie, conscient d'ajouter une pierre impérissable à l'édifice de la littérature contemporaine :

            « A Radio Andorre -dorre -dorre
            Connais-tu Joëlle, maman ?
            Dans mon transistoreu-toreu -toreu
            Je l'entends límatin, maman,
            De neuf heures jusqu'à dix heures trente
            On l'entend parler, maman. »

L'autre était ainsi conçu :

            « A Andorra, on l'aime bien, Joëlle Minier,
            Elle est si chouette et si gentille,
            On l'aime bien
            - Qui ça ?
            Joëlle Minier !
            - Pourquoi ?
            Elle est genti-i-lle ! »

Grandiose, non ? Bon, nous montons au studio de production et, avec une voix de type Donald et l'autre du genre Gros-Nounours, nous enregistrons les deux chefs-d'oeuvre, le premier sur l'air de La pêche aux moules, avec un souvenir ému en direction de notre visiteur du chapitre 10, et le second, vous vous en doutiez, sur l'air bien connu des noctambules A la Bastille on l'aime bien, Nini-Peau-d'chien, sauf le respect que nous te devons, bien-aimée Joëlle.

Restait alors à faire passer ça à l'antenne. On fait entendre les deux enregistrements à Richard, qui approuve gravement notre initiative, s'empare des bandes et nous promet qu'elles passeront pendant l'émission du lendemain.

Pendant l'émission du lendemain, deux zigotos arrivent en cabine technique et s'installent sur le haut d'un placard, jambes pendantes et l'air de rien. Richard est à la console et Joëlle au micro. « Salut Jean-Luc, salut François, lance-t-elle par l'interphone aux deux zigotos, vous ne venez pas vous installer au studio ? » Mouvements rotatifs alternés de la tête : merci, on est bien où on est. « Bêcheurs ! », crachote l'interphone ; mais c'est pour rire.

Richard dialogue avec Joëlle dans ce mystérieux langage de sourds-muets fait de signes imperceptibles au profane, mais pourtant éloquents, qui sont le lien permanent entre animateur et opérateur. Il a l'air tout à son antenne, Richard, mais je vois qu'il a monté une de nos bandes sur le magnéto 3. Pour le moment l'émission tourne rond, le programme est bien fichu, la blonde enfant gazouille agréablement et les deux zigotos se demandent avec impatience ce qu'attend cet enquiquineur de Richard pour la faire un peu déraper, grâce à notre contribution lyrique à son programme. Ce qu'il attend ? Tout simplement le bon moment.

Coup d'oeil à la pendule et signe affirmatif de Joëlle ; hochement de tête affirmatif de Richard. En clair :

« - Tu m'envoies un Aqui à la fin du disque ?

- Ne t'inquiète pas, il est prêt. »

L'Aqui, vous savez, c'est cette voix extraordinaire d'une des premières animatrices de Radio Andorre (à l'époque on disait speakerine) qui rrroucoule « Aqui Rrradio Andorrra » et qui est devenue l'identification de la station. Mais au lieu de l'Aqui attendu, retentit dans le casque l'ineffable couplet :

            « A Radio Andorre -dorre -dorre
            Connais-tu Joëlle, maman ?... »

Naturellement, Richard a bien pris soin de laisser le micro ouvert, et si l'auditeur ne peut pas profiter de l'expression ahurie qui se peint sur le visage de notre infortunée camarade, comme on dit, (ce qui est dommage), en revanche, il ne perd pas une miette du rire syncopé qui accompagne nos vocalises enregistrées.

Richard, impassible, embraye en douceur le disque suivant, micro toujours ouvert sur les derniers gargouillis de la belle effondrée ; les deux zigotos se tapent sur les cuisses du haut de leur perchoir. Joëlle leur montre le poing et essaye en vain de donner à son visage angélique une expression aussi furieuse que possible. Peine perdue. « Bande d'affreux, vieilles vaches, je vous déteste ! » ajoute-t-elle à l'interphone. Richard vient juste de fermer le micro. Il était temps.

Le moins que nous puissions faire est d'aller au studio embrasser notre victime, qui se laisse biser de bonne grâce tout en continuant à nous injurier : « Saboteurs, vandales, iconoclastes !... » A la fin du disque, nous promettons d'être bien sages. Elle reprend le micro, présente des excuses, explique ce qui s'est passé, et comment ses bons petits copains interviennent dans son émission sans prévenir...Richard sourit benoîtement, mais je vois sa main gauche se rapprocher progressivement de la télécommande d'un autre magnéto. Et c'est au milieu des repentirs circonstanciés, des je-me-suis-fait-avoir et des ils-ne-le-feront-plus qu'il envoie le second jingle.

Joëlle-Peau-d'chien s'effondre derechef.

On l'invitera à dîner pour se faire pardonner.

Francis Lasso
Francis Lasso


| retour sommaire |


Chant 19

Pas sérieux,

mais de qui tenir

.

Pas sérieux, les animateurs ? Si sérieux veut dire dépourvus d'humour, alors non, ils ne sont pas sérieux. Et ils en sont fiers. Mais ils ont de qui tenir. Car mon petit doigt m'a raconté que Monsieur le Directeur-Général de Radio Andorre lui-même...

Un bref exemple, petit exemple parmi la foule d'anecdotes qu'il raconte ou qu'on raconte sur lui, ça va vous faire comprendre ce que je veux dire. Cette saison-là, la tournée de Jacqueline Dulac avait été particulièrement réussie, et c'était le dernier gala de la tournée. En pareil cas, il est de tradition de tout faire pour rendre la soirée particulièrement exceptionnelle.

A la fin du récital, la chanteuse a l'habitude de présenter un par un ses musiciens. Eh bien ce soir-là, à la dernière chanson, le préposé à la sono réussit un tour de force technique que bien des opérateurs pourraient lui envier : pendant que Jacqueline chantait, il a coupé le son direct des musiciens, et a envoyé à la place une bande enregistrée dans l'après-midi. Il faut croire que le meussieu avait un sacré coup de patte, car personne ne s'est aperçu de rien, ni le public ni Jacqueline !

Lorsque les musiciens, en plein milieu de la chanson, ont commencé à plier bagage et à quitter la scène sans que la musique s'arrête, il y a eu comme un léger flottement, et le public a commencé à sourire, en flairant un canular. Mais on aime bien Jacqueline Dulac, il n'y a pas eu un remous, pas une remarque, et elle ne s'est absolument pas rendu compte de ce qui se passait derrière elle.

Fin de la chanson, tonnerre d'applaudissements, la musique continue toujours, Jacqueline salue et reprend son micro : « Je voudrais remercier tous les amis qui m'ont accompagnée ce soir... » Avec un geste large, elle se retourne... et son visage offre une expression difficilement descriptible devant le spectacle qui s'offre à elle : ses musiciens n'étaient plus ses musiciens. Il y avait à leur place : à la batterie, Claude Baylet, qui était alors animateur à Radio Andorre, à la basse, Alain Tibolla, à l'orgue électrique, Edouard Monzo, alias Doudou, technicien-chef et responsable des opérateurs de la station, et à la guitare, devinez qui ? Monsieur-le-Directeur-Général-de-Radio Andorre en personne, qui abandonna rapidement son instrument et courut embrasser une Jacqueline Dulac écarlate, sous les ovations du public.

Si sérieux veut dire dépourvu d'humour, alors personne n'est sérieux dans la maison, personne.

D'ailleurs, on peut s'apercevoir que le sens du gag dépasse très largement les murs de la station, pour peu qu'on se donne la peine de fouiller le passé des autres stations fondées par le même monsieur qui lança Radio Andorre, Radio-Toulouse et quelques autres. En particulier, plusieurs vétérans m'ont raconté ce qui est arrivé à certaine station-soeur, une histoire qui, pendant sa réalisation, a relevé, et pour cause, du top-secret le plus absolu.

On doit pouvoir maintenant, les années ayant passé, vous raconter le plus beau, le plus hénaurme, le plus somptueux des gags-maison, celui de l'émetteur. Oh, pas le nôtre, pas celui de Radio Andorre, quoiqu'il y en ait long à dire sur ce qui a failli ne pas lui arriver, non, je veux parler d'un autre, celui d'une autre station qui appartenait aussi au fondateur de Radio Andorre, ce qui explique pourquoi tant de gens de la maison connaissent l'histoire, certains même y ont participé.

Il était une fois quelque part une station de radio puissante et prospère, émettant depuis certain port franc dans une région du monde qui connut des temps bien difficiles lorsqu'elle acquit son indépendance. En tous cas, pour ladite station, la situation devenait de plus en plus incertaine, ou plutôt, se précisait de plus en plus la certitude d'une nationalisation. Sale coup ! D'autres auraient pris la chose au tragique. Là pas. Au lieu de se lamenter ou d'espérer une manoeuvre diplomatique, pourtant vouée à l'échec, on considéra l'opération comme une excellente occasion de jouer un bon tour aux autorités récemment installées. Ah, ils voulaient la radio, eh bien ils ne l'auraient pas !

C'est alors que commença avec les autorités un jeu de cache-cache à grande échelle, jeu dangereux sans doute, mais auquel le personnel de la station se livra avec le sourire, et à l'unanimité. Le délai envisagé avant l'entrée en vigueur des projets de nationalisation était pressant ; il fallait agir, et vite. Du directeur à la secrétaire, chacun retroussa ses manches et se mit au travail avec un objectif précis : il ne s'agissait rien moins que de démonter la station en marche, sans que personne n'en sache rien, en moins de deux mois, au nez et à la barbe des nationalistes. On les aura !

La station disposait de deux émetteurs, disons pour simplifier un gros et un moyen. On commença par remplacer le gros par le moyen, et le moyen par un tout petit, conservé en secours. Période d'attente. Pas de réaction. Quelques lointains auditeurs ont dû changer les piles de leurs transistors mais rien d'autre. Le gros émetteur fut donc soigneusement démonté et emballé dans des caisses ad hoc.

Pendant ce temps, le matériel des studios de production était lui aussi démonté et emballé. Puis ce fut le tour du studio principal : on y garda seulement un micro, deux tourne-disques et une petite console, de quoi continuer d'émettre un programme minimum sans attirer l'attention.

Mais le temps pressait, il fallait continuer la mise en boîte (qui semble, de toute évidence, avoir été et continuer d'être un des grands talents de la maison). On réenvisage alors la question des deux émetteurs qui restaient : le moyen et le tout petit. On ajuste les antennes du petiot pour le diriger, lui tout seul, droit vers les locaux du gouvernement où pouvaient être effectués des contrôles. Ainsi modifié, pourrait-il faire illusion ? On verra bien. Qui ne tente rien n'a rien. En tous cas, l'émetteur moyenne puissance est à son tour déconnecté et suit le chemin du gros, dans un emballage de gala, en direction du port.

Les dernières heures de programme avaient été enregistrées et le magnétophone directement branché sur le mini-émetteur pendant qu'on démontait ce qui restait du studio principal, qui s'achemina à son tour, pièce par pièce vers le port. Il restait encore quelques heures ; on démonta tout ce qui était démontable, et même plus encore. Le mobilier de bureau et les papiers étaient partis depuis belle lurette. Restait l'installation électrique. Ils n'auraient rient : on dévissa l'installation électrique pour remplir les dernières caisses. Sur quoi on put quitter les lieux avec la satisfaction du devoir accompli.

Imaginez ce qu'a pu être la tête des valeureuses troupes nationalisatrices, s'attendant à prendre possession d'une puissante radio, bourdonnante d'activité, et trouvant à la place un bâtiment vide, mais ce qui s'appelle vide : le petit émetteur avait été emporté au dernier moment, ça va de soi, mais avaient aussi disparu les appliques, les téléphones, et même les fils du téléphone, le long des murs !

Ma maman à moi me disait toujours que les touristes bien élevés ne laissaient pas de papiers gras au bord des routes ; la station avait levé le camp sans laisser aucune trace de son passage : on a de bonnes manières ou on n'en a pas !

Au moment précis où la première mitraillette se pointait dans le hall de réception, veuf de la moindre affiche, un bateau quittait paisiblement le port, avec à son bord une station de radio en pièces détachées et des gens de radio qui se tenaient les côtes.

Pour l'instant, je ne pense pas que les autorités andorranes envisagent la nationalisation de notre station, nous nous entendons trop bien pour ça, que je sache, avec les Andorrans. Mais si d'autres autorités avec un grand A s'avisaient de vouloir nous faire des misères, elles trouveraient en face d'elles une équipe prête à payer de sa personne, du plus grand au plus petit, une équipe prête à réagir, à réagir ensemble, à réagir vite, et à réagir avec humour. On ne tire pas sur l'humour à la mitraillette.

Ou si on le fait, on n'a pas l'air malin !

Bon, pourquoi est-ce que je vous raconte ça, moi ? Ah oui, pour vous dire qu'on n'est pas sérieux... Oui eh bien si vous habitez dans la zone d'écoute, vous l'avez remarqué tout(e) seul(e) comme un(e) grand(e).

Quant à savoir à quoi tient l'esprit maison, à quoi tient qu'on aime Radio Andorre, qu'on soit auditeur ou qu'on soit de l'autre côté du transistor, alors mystère. Les psy-quelque-chose auraient peut-être là-dessus de belles théories, et encore... s'ils se mettaient à écouter, ou s'ils venaient nous voir, ils tomberaient amoureux de la belle comme les autres, et comme les autres, la simple joie de vivre leur tiendrait lieu de théorie.

Et toc !

| retour sommaire |



Rhapsodie finale

La graisse

et le collier


Il y a deux mois tout juste, je découvrais Joëlle, Richard, Albert, les autres et le reste, avec l'étonnement que vous devinez. Maintenant, j'ai l'impression d'être depuis toujours de la maison, mais je m'étonne encore, comme au premier jour, de ce que je vois et de ce qui m'arrive. Ca fait rire mes bons petits camarades et ça me réjouit, car si vous n'habitez pas la zone d'écoute de Radio Andorre, vous comprenez sans doute mes étonnements, et sans doute les partagez-vous. Vous venez de découvrir comme je l'ai découverte une station de radio pas comme les autres, une station bourrée de défauts (les quatorze volumes qui suivront celui-ci seront consacrés aux défauts !), mais une station simple et vraie. Et c'est rare.

Ça fait un petit bout de temps que ça dure, mais je ne sais pas si on va pouvoir tenir longtemps comme ça. C'est un peu la raison pour laquelle j'ai voulu écrire et fixer l'atmosphère de ce premier été, une atmosphère à la bonne franquette.

C'est très bien, la bonne franquette, mais à condition, si j'ose dire, que la franquette reste bonne. Jusqu'ici, la magie maison est restée intacte, pourtant, on nous assure que « ça va changer ».

Bien sûr que ça va changer : ça change tout le temps, direz-vous. Bien des noms qui ont fait cet été et ce livre sont partis vers d'autres antennes, vers d'autres horizons, c'est vrai. Mais il n'y a pas que cela : c'est la station qui doit changer.

De conciliabule en réunion, de prise de contact en négociation, il se chuchote dans les couloirs des bribes de projets. Il se prononce des mots obscènes comme investissement, rentabilisation, capitaux, financement, et autres horreurs que mes chastes oreilles ne comprennent pas, moi qui n'ai jamais pu économiser plus du prix d'une paire de lacets (c'est d'ailleurs pourquoi je porte des sabots). Il est question de prendre de l'extension, comme ils disent. En clair, on doit grandir, on doit grandir, on doit s'enrichir.

Méfiance.

Ne risque-t-on pas de trouver, avec le confort, la graisse et le collier ? Ne risque-t-on pas que le Loup et le Chien viennent nous faire le coup du Savetier et du Financier ? (l'anniversaire de La Fontaine, c'est le 8 juillet, n'oubliez pas).

Ne risque-t-on pas ?... Chevalier, vos questions sont stupides. A force de se demander ce qu'on risque, on ne quitte plus ses pantoufles. Alors... on verra bien. « Futurologues de tous les pays, taisez-vous ! », comme disait si justement Yvette Horner.

Bon, on bavarde, on bavarde, mais j'ai du lait sur le gaz, moi, et si ça continue, il ne va pas tarder à passer par dessus. Alors on conclut. Il faut conclure. Concluons. Je regarde la camera bien en face, et déclare d'un ton pénétré :

« Radio Andorre va bientôt avoir quarante ans. Depuis sa naissance, elle a vu des milliers de visages d'animateurs, d'opérateurs, de secrétaires et de visiteurs. Ensemble, ils ont fait des émissions qui ont apporté la joie à des millions d'auditeurs. Je suis heureux et fier d'être de la maison. » Voilà. Générique de fin. Les décors étaient de Roger Hart, et la mise en scène d'Albert le lézard.

« Il est fou, ce mec ! »

C'est Michel Borry qui lit par-dessus mon épaule et qui rit. Encore un ! Mais qu'est-ce que vous voulez que je vous raconte ?

Je pourrais vous raconter l'histoire des pommes de terre au lard ou celle du soufflé au citron, celle des pique-niqueurs du hall ou celle du visiteur-fantôme, celle des rigolos qui coupaient la lumière du studio ou celle de ta dernière émission, Borry, avant ton service militaire, je pourrais encore vous raconter ce que j'ai fait et ce qu'on m'a fait ; vous aussi, vous diriez de moi, des autres, de n'importe qui ici : « Il est fou, ce mec ! » Et le pire, c'est que vous auriez raison. Nous sommes tous fous, dans cette maison, fous de joie, fous de contact, fous de radio...

Une maison de fous, alors ? Une maison de santé, au contraire. C'est à dire une maison où la joie de vivre peut s'exprimer sans contrainte parce qu'elle n'est ni réprimée ni forcée. Une maison où animateurs, opérateurs, directeurs, concierges et secrétaires se connaissent assez pour savoir que, chacun selon ses fonctions différentes, tous font le même métier, tous marchent dans le même sens. Tant qu'on est peu nombreux, on peut s'amuser en bande. Si on est trop, il faut se mettre en rangs, marcher au pas et obéir au chef. C'est déjà moins drôle. Et si le nombre augmente encore, il y a trop de chefs et alors c'est fichu. Le ciel préserve de devenir une caserne ce qui est pour nous tous notre maison. C'est un dernier miracle que je lui demande.

Vous croyez aux miracles, vous ? Moi, j'y crois.

| retour sommaire |

 

Octobre 1976

Vous aimez cette page ?






Sources :

Texte de François Chevalier









Annonce

Moteur de recherche


Recherches internes






Annonce

Avertissement

Tous les documents sonores, images, photos sont la propriété de leurs auteurs et leur reproduction est interdite sans autorisation de notre part.

A propos